circus maximus
Cartsen Nicolai

Rideau de fer

CODES INCONNUS

Es-tu passé directement du magnétophone à l'ordinateur, ou bien as-tu accumulé d'autre matériel entre-temps ?
Je crois que j'ai commencé par m'acheter un échantillonneur - pour pouvoir poursuivre plus facilement les expérimentations que j'avais faites sur bande. Mais très vite, j'ai acheté mon premier Powerbook, et depuis je n'utilise plus que les ordinateurs portables. J'ai très vite été intéressé par la manière dont je pouvais travailler avec l'appareil lui-même. L'ordinateur n'est pour moi qu'un outil, mais un outil qui possède sa propre logique, c'est un médium numérique, où tout n'est composé que de données. Je n'ai jamais cherché à dissimuler le fait que j'utilisais l'ordinateur, au contraire, je veux que l'on puisse voir clairement que je l'utilise, pour faire des choses qui ne sont possibles que grâce à lui. Mon intention a toujours été l'open source : le fait d'être ouvert à la spécificité de l'instrument avec lequel tu travailles. Aujourd'hui, tu peux utiliser l'ordinateur comme un sampler, ou même pour réaliser des compositions classiques. Mais cela n'a jamais été mon but. J'ai toujours cherché à ce que le médium que j'utilise dans mon travail soit au centre de ce travail, qu'il en soit l'objet, le thème.

Que t'inspirent les récents développements de la technologie, en particulier de l'informatique musicale, qui permettent aujourd'hui à chacun de faire de la musique ou de la vidéo chez lui ?

Je trouve ça super, le fait que la technologie soit devenu si simple d'utilisation pour chacun, ou presque… A l'heure actuelle, chaque possesseur d'ordinateur est plus ou moins en mesure de réaliser une production quasi professionnelle, avec de moins en moins de matériel - pas de studio de mastering, pas de prises de son externes. Moi-même, avec ce que j'ai sur moi au moment où je te parle, je peux faire presque tout ce que je veux… Je trouve que c'est une bonne chose, cela ne me fait pas peur, et je ne partage pas l'avis de nombre de mélomanes qui redoutent le trop-plein. Il est clair qu'il y a aujourd'hui tellement de choses qu'on est obligé d'en laisser certaines de côté, mais où est le problème ? De même, je trouve positif le fait que des gens qui, comme moi, n'ont aucune formation musicale puissent se mettre à faire de la musique.

Cela ne remet-il pas en question la conception de l'artiste créateur ? C'est comme si, il y a cinq cents ans, on avait pu apprendre la technique de la fresque en quelques heures…

D'accord, il faut faire la différence. Il existe une foule de logiciels, qui peuvent donner rapidement une impression gratifiante. C'est d'ailleurs un argument de ventes pour les fabricants de ces programmes - comme s'il te suffisait de l'ouvrir pour déjà tenir ton premier hit. Mais je crois que plus tu te confrontes à l'ordinateur, plus tu t'aperçois que ces logiciels ne peuvent produire qu'un certain type de musique : tu ne peux pas vraiment dire que c'est ton œuvre, que c'est toi qui l'a réalisée. Si on travaille de manière sérieuse, on dépasse vite cette euphorie du premier moment. C'est justement là-dessus qu'il faut insister, pour pouvoir être sûr que ce qu'on a fait correspond à ce qu'on voulait faire, et non à ce que l'ordinateur nous a poussé à faire. Evidemment, il n'est pas toujours facile de trouver la voie. Mais je crois que celui qui a vraiment de l'ambition, qui s'intéresse réellement à la musique, connaît ce point où il cesse d'être lui-même. Il sait ce que chacun des cinq ou six programmes qu'il possède est capable de produire. Comme à l'époque où les musiciens possédaient plusieurs synthétiseurs, par exemple, en sachant que tels sons de telle machine étaient bons : on se demandait pourquoi ils avaient genre dix synthétiseurs différents, mais c'est que chacun avait un rôle bien spécifique. Aujourd'hui, c'est la même chose, à moins de n'utiliser que des programmes qui ne prétendent à rien, qui n'essaient pas d'imposer leur identité. Mais là, de toute façon, tu te retrouves finalement toujours confronté au même problème : savoir ce que tu veux. C'est l'éternelle question.

A ce sujet, que cherches-tu ? Comment décrirais-tu ta démarche artistique ?

Ce qui m'intéresse, en fait, ce sont les codes, les formules cryptées. La manière dont nous utilisons notre créativité, et la manière dont nous essayons de nous expliquer à nous-mêmes les raisons de notre présence au monde : car nous ne faisons rien d'autre que créer sans cesse de nouveaux modèles, des structures logiques - dont les systèmes de codage et l'ordinateur font partie. Aujourd'hui, nous travaillons quotidiennement par le biais de codes. Les téléphones portables, les fax, les e-mails, ne sont déjà, en fin de compte, que des codages ; leur potentiel créatif a beau être énorme, ce ne sont que des systèmes logiques. Nous avons toujours besoins de tels schémas d'explication… Dans ma musique comme dans mon travail visuel, je ne fais rien d'autre, la plupart du temps, que questionner ces codages. J'essaie d'interroger l'idée de créativité : pourquoi éprouvons-nous un tel désir d'exprimer certaines choses, d'où cela vient-il ? Dans ce travail, le rôle de la structure logique est important, mais celui de l'erreur, de l'accident, l'est tout autant - en tant qu'ils expriment des choses irrationnelles qui vont dans un sens radicalement opposé. Cette polarité entre la logique et la pure illogique me passionne, en fait, et c'est suivant ce principe que je travaille mes morceaux.

Précisément, comment composes-tu ? Quelle place laisses-tu dans ta musique à l'improvisation, à l'accident ?

Ma manière de procéder obéit à plusieurs idées. Parfois, il y a un parti pris nettement graphique, où je travaille certaines idées d'une manière très conceptuelle, en essayant de les appliquer au domaine sonore. Il y a aussi beaucoup d'expérimentation, comme en témoigne ma pièce Telefunken (un CD dont les sons - des données audio - peuvent produire des signaux optiques sur l'écran de télévision) : je m'intéresse beaucoup à ce moment clé à partir duquel il devient possible de visualiser le son, et à la manière d'intervenir là-dessus, aussi j'explore les possibilités de traduire le son en vidéo.
Parfois, ce genre d'expérimentations m'occupe de manière si intense que j'en viens à établir une logique, une sorte de structure, de standardisation dans la manière de moduler les éléments. Au début, il y a donc une expérimentation que, dans un deuxième temps, j'essaie généralement d'intégrer à une structure logique... qu'une fois élaborée, je peux recommencer à détruire, en essayant d'y introduire des éléments irrationnels. C'est ce que je fais par exemple avec les structures rythmiques qu'il m'arrive d'échafauder, en essayant de les casser lorsqu'elles me semblent trop classiques. Ou bien lorsque je pousse l'ordinateur au bout de ses capacités, pour voir ce qui se passe quand tout pète : je l'enregistre et essaie ensuite de l'utiliser. J'utilise beaucoup de sources digitales - des sons de modems, mais surtout des sons internes générés par l'ordinateur, par certains programmes -- et des choses plus acoustiques, des bruits produits par certains appareils d'écoute…

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