Comment
distingues-tu tes différents projets musicaux ? On pourrait
dire que chez Alva Noto, il y a davantage de chaleur que chez Noto,
une plus grande importance du rythme aussi
Absolument. La musique de Noto a en général un propos
conceptuel, elle regroupe des morceaux qui ont en commun d'essayer
de ne pas être de la musique, mais plutôt des structures.
Quant à Alva Noto, c'est le pendant de Noto, son exact opposé.
A partir des mêmes sources sonores, Alva Noto essaie, pour
le coup, de faire de la musique : il y a des arrangements, des rythmes,
ce que tu appelles de la "chaleur" - en tout cas, une
ambiance, ce que les projets de Noto n'ambitionnent jamais de produire.
Dans Noto, je m'intéresse au son en tant que phénomène
physique, tandis qu'avec Alva Noto, je suis une démarche
nettement plus musicale, et m'efforce de transposer ce travail dans
un contexte "pop". Dans tous les cas, je trouve ça
passionnant.
Les deux albums d'Alva Noto ont tous deux paru sur Mille Plateaux
- sur Raster Noton, je n'avais publié jusqu'à présent
que des titres épars. C'est toujours un peu compliqué
: d'un côté, je m'occupe d'un label, et de l'autre,
les gens de Mille Plateaux m'offrent de réaliser un disque
pour eux. C'est pour cette raison que le nom a changé, que
Noto est devenu d'Alva Noto : pour mieux distinguer ce que j'avais
fait pour Mille Plateaux du reste de ma production. Je crois que
quand on gère son propre label, on a tendance à moins
se mettre la pression - tu ne t'imposes jamais vraiment de délai,
d'échéance à laquelle tu voudrais avoir terminé
tel ou tel projet. Quand c'est un autre label qui s'en charge, cela
oblige à travailler plus vite, à se remuer un peu
(sourire). Cela dit, le deuxième album était déjà
une co-édition entre Raster Noton et Mille Plateaux - qui
s'était notamment chargé de le distribuer. Et aujourd'hui,
le disque avec Sakamoto sort chez nous, et le prochain Alva Noto
paraîtra également chez Raster Noton.
Qu'est-ce
qui détermine ton désir de réaliser tel ou
tel disque ? Cela s'inscrit-il dans un contexte plus large - par
exemple, par rapport à ce que tu fais au même moment
dans le domaine visuel ?
Oui, c'est très lié à ce qui m'intéresse
sur le moment, aux expériences que je réalise chez
moi. Il y a toujours ce qu'on pourrait appeler des "moments
heureux", lorsque tu comprends ou découvres certaines
choses qui t'encouragent à approfondir, à aller de
l'avant. En ce moment, par exemple, je suis à fond dans le
rapport son/visuel. Par exemple, ces graphiques que tu as pu voir
lors de mon concert à Nantes, c'est moi qui les ai conçus
: ils ne proviennent pas d'un programme existant, c'est moi qui
les ai élaborés, comme un prototype, ce qui va même
jusqu'à inclure une certaine part de programmation. L'environnement
formé par le son, l'espace et la lumière, la manière
d'agir avec lui, tout cela m'intéresse énormément
et m'amène à lire certains livres, par exemples des
livres qui s'adressent d'abord aux acousticiens ou aux ingénieurs
du son, qui peuvent eux-mêmes être des sources d'inspiration.
Tu t'intéresse donc aussi beaucoup à l'ingénierie
sonore, à l'acoustique
Oui, pas mal. Parce qu'encore une fois, être musicien électronique,
ce n'est pas comme maîtriser un instrument. Ton instrument
se trouve dans les hauts parleurs et les amplificateurs: c'est leur
membrane que je considère comme mon instrument, et ce n'en
est pas un. A partir de là, l'espace de résonance
devient lui aussi un instrument, or ce n'en est pas un non plus
C'est donc quelque chose d'assez complexe, ce n'est pas comme d'avoir
une guitare que tu vas amplifier : il y a des choses que tu ne peux
entendre que dans l'espace d'une salle, et qu'il s'agit donc de
simuler. C'est la même chose avec le live , une pratique qui
te permet d'emmagasiner des expériences et d'en tirer les
enseignements pour tes prochaines productions
Voilà,
je progresse comme ça. Et quand plus rien ne m'intéressera,
alors, peut-être une pause sera-t-elle nécessaire ?
C'est tout à fait possible en ce qui me concerne. C'est l'avantage
d'avoir son propre label : on peut prendre son temps, il n'y a aucun
impératif, on fait ce qu'on veut !
Quand et pourquoi as-tu fondé Raster Noton ?
Il y a cinq ans. Au départ, il s'agissait surtout d'éditer
un premier disque, que nous avons appelé Noton lorsqu'il
s'est agi de trouver un nom. Plus tard, Noton a fusionné
avec Raster Musik, une structure fondée par des amis de Chemnitz,
et qui, elle, était plus organisée, plus conforme
à l'idée de label. Nous avons travaillé en
étroite coopération, jusqu'à ce qu'on se dise
qu'il serait plus pratique de se regrouper.
Quelle est
votre "politique éditoriale" ? Pourquoi choisissez-vous
de publier tel ou tel disque ou artiste, par exemple quelqu'un comme
William Basinski
Je connais William depuis longtemps, c'est un de mes bons amis.
Je l'ai rencontré il y a huit ans, et j'ai toujours connu
sa musique, sans jamais songer à la publier sur notre label.
Car pour moi, il était déjà beaucoup trop "gros",
trop avancé, par rapport à ce qu'une structure comme
Raster Noton pouvait lui offrir. Finalement, il y a 2 ou 3 ans,
nous avons publié son tout premier disque, un maxi, puis
est venu ce double album, The River, qu'il était question
de publier depuis déjà quelques années. Mais
quand on pense que c'est une uvre qui a déjà
vingt ans, c'est incroyable ! C'est vraiment contemporain des travaux
d'Eno, et même, à mon avis, légèrement
antérieur à ses trucs genre Apollo. William m'a raconté
un jour avoir envoyé des cassettes de sa musique à
Brian Eno. Et sans aller jusqu'à dire qu'Eno a pompé
certaines choses, je pense qu'il a probablement été
inspiré, inconsciemment ou non, par cette musique, qui se
situe d'ailleurs au même niveau d'excellence
En fait,
je me réjouis vraiment qu'on ait pu publier ses disques.
Nous sommes un jeune label, nous prêtons attention à
ce qui se fait aujourd'hui, et il est plaisant de penser que l'on
puisse tomber sur une musique faite il y a 20 ans qui soit également
enthousiasmante. Nous sommes contents de pouvoir offrir un retour
à des musiciens d'une autre génération - une
génération qui a percé à une époque
moins favorable, car quand on y songe, il y avait tout de même
moins de labels dans les années 80. Aujourd'hui, il en existe
des milliers, et le problème est bien différent, il
a plutôt trait à la distribution, aux possibilités
de se faire connaître
D'ailleurs, certains "grands" distributeurs en France
ont réagi très négativement au disque avec
Sakamoto, le trouvant beaucoup trop expérimental. Je me console
en me disant que si Low de Bowie sortait aujourd'hui, personne ne
voudrait le distribuer, c'est bien trop expérimental ! Je
crois que c'est ce qui va finir par tuer l'industrie discographique
: le fait que ce genre de productions ait tant de mal à trouver
un débouché. A l'heure actuelle, c'est particulièrement
sensible en Allemagne, où tu as l'impression que seuls comptent
les méga-vendeurs, liés à tout le cirque médiatique.
C'est un très mauvais signal adressé aux adolescents
: pour devenir pop-star, il suffit de déposer sa candidature
Si tu prends ça au sérieux, l'industrie, en faisant
ça, est en train de se suicider, en se privant d'un immense
potentiel créatif.
Certes, c'est une bonne chose qu'un label comme Raster Noton puisse
exister. De là à pouvoir franchir les barrières
de la grande distribution
Au Japon, nous sommes assez présents
dans les grandes surfaces, nos disques sont bien mis en avant -
et le projet avec Sakamoto devrait contribuer à améliorer
encore les choses. Mais pour le reste
A ce propos, je crois que Vrioon, l'album que tu viens de publier
avec Ryuichi Sakamoto, a suivi un long processus de création
Oui, très long. L'idée de départ était
moins de réaliser un disque tous les deux que de travailler
ensemble sur certains morceaux précis. Tout a commencé
par un remix que Sakamoto m'avait commandé pour Code Unfinished,
un magazine japonais qu'il a co-fondé, et pour lequel il
m'a envoyé une riche matière : de nombreux éléments
déjà traités digitalement, et surtout des sons
de piano, en particulier des résonances, qui m'ont encore
plus intéressé, car il s'agit de sons avec lesquels
je n'ai pas l'habitude de travailler. Le remix (Noon) a fini par
atterrir sur l'album, en tout cas, il lui a tellement plu que Sakamoto
a immédiatement voulu continuer dans cette voie, travailler
sur d'autres pistes. Vrioon s'est fait comme ça. A la base
de tous les titres, il y a ces morceaux au piano, en général
très courts et résultant d'improvisations, que je
me suis ensuite chargé de développer, de manière
à obtenir non seulement une structure, mais aussi une atmosphère
d'ensemble. Car Vrioon possède effectivement une dimension
atmosphérique, c'était d'ailleurs ce qui m'excitait
dans l'histoire. Quand tu fais de la musique électronique,
et surtout quand tu travailles essentiellement, comme moi, avec
des sons très bas, très graves - des infra-sons qui
ont naturellement très peu d'harmoniques -, le son d'un piano
t'apparaît, en comparaison, incroyablement riche. Il possède
un caractère tel qu'il est quasiment impossible de le reproduire
par des moyens électroniques. Et puis, je n'ai pas l'habitude
de travailler avec des mélodies - or, c'est quelque chose
pour quoi Sakamoto est très doué
Ce fut très
passionnant à faire.
Vrioon m'a
parfois fait songer à la collaboration entre Brian Eno et
Harold Budd dans les années 80
Oui, je dois dire que j'ai réécouté plusieurs
fois leur disque (The Pearl, 1984, ndlr.) après l'enregistrement
de Vrioon
et naturellement, c'est une comparaison très
flatteuse ! Sakamoto et moi n'avons jamais été ensemble
en studio : je ne l'ai rencontré pour la première
fois que l'été dernier à New York. C'est quelqu'un
de vraiment charmant, très ouvert, sans aucune frime, très
réservé aussi. Et très au fait de tout ce que
produit la nouvelle génération de musiciens électroniques.
Mais nous ne comptons pas s'arrêter là, nous ne savons
pas encore comment nous allons nous y prendre, mais... Maintenant
que le disque est publié, que l'on peut le considérer
avec du recul, il continue à nous enthousiasmer. Nous nous
sommes vus à New York il y a trois semaines, et même
si nous sommes bien conscients d'être l'un et tenus à
d'autres engagements et d'autres projets par ailleurs, il est éventuellement
question, pour l'année prochaine, de faire des concerts.
Qu'en est-il de tes autres collaborations, avec Ryoji Ikeda ou Mika
Vainio notamment ?
J'ai rencontré Ryoji lors de ma première tournée
au Japon, nous sommes devenus de très bons amis et nous avons
beaucoup joué ensemble ces dernières années.
De cette collaboration, sur scène ou en studio, est né
le projet Cyclo, pour lequel nous avons pas mal d'ambitions. Avec
Mika, ce serait un peu la même chose, il se crée une
espèce de familiarité, d'affinité, ne serait-ce
que dans notre manière de travailler, d'utiliser les sons
: c'est quelqu'un avec qui il n'est pas nécessaire de beaucoup
discuter, il suffit de s'asseoir et de commencer à jouer
En ce moment, Mika, Ryoji et moi avons formé un trio (nous
avons joué ensemble à la Villette l'an dernier, notamment),
qui pourrait éventuellement déboucher sur une publication.
Car c'est toujours comme ça que ça se passe : on commence
par jouer ensemble, et puis, au bout d'un moment, on s'interroge
sur la nécessité de publier cette musique, ce qui
est déjà un autre processus, plus long.
Y a-t-il d'autres musiciens avec lesquels tu aimerais collaborer
?
Oui, il y a bien des idées
Des gens, tout simplement,
que l'on admire. Des musiciens qui en général, curieusement,
ne sont pas issus de la scène électronique, qui font
des choses que je ne sais pas faire faire - dans le même ordre
idée qu'avec Sakamoto et son piano
En ce moment, on
m'a également fait deux propositions de produire des disques
- un groupe allemand et un groupe canadien - mêlant acoustique
et électronique. Je me vois très bien faire ça,
car je pense avoir la compétence requise, vu que c'est ce
que je fais chaque jour : travailler sur l'ordinateur, sur le son,
de manière très soigneuse. Il doit être assez
passionnant d'appliquer cette démarche à la musique
acoustique. Mais on va voir, c'est toujours une question de temps
En tant qu'artiste, quels sont les figures qui t'ont le plus marqué
?
En tant qu'artiste allemand, il est certain qu'à mes débuts,
la figure de Joseph Beuys a été très déterminante
et inspirante pour moi
Et aujourd'hui, par exemple, je me
passionne pour l'architecture : des gens comme Richard Buckminster
Fuller (un architecte américain des années 60-70,
qui a écrit pas mal de livres, et est à la fois architecte
et scientifique), ou alors des scientifiques, par exemple Nikola
Tesla. Je lis pas mal de choses autour de ces sujets
Quels sont
tes projets discographiques ?
Si tout se passe bien, deux projets discographiques doivent paraître
sur Raster Noton. Quant aux autres artistes, il devrait y avoir
un nouveau disque de Senking et un de Komet, alias Frank Bretschneider.
Interview réalisée par David
Sanson le 23 mai 2003 à Paris.
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