circus maximus
Cartsen Nicolai

Rideau de fer

Comment distingues-tu tes différents projets musicaux ? On pourrait dire que chez Alva Noto, il y a davantage de chaleur que chez Noto, une plus grande importance du rythme aussi…
Absolument. La musique de Noto a en général un propos conceptuel, elle regroupe des morceaux qui ont en commun d'essayer de ne pas être de la musique, mais plutôt des structures. Quant à Alva Noto, c'est le pendant de Noto, son exact opposé. A partir des mêmes sources sonores, Alva Noto essaie, pour le coup, de faire de la musique : il y a des arrangements, des rythmes, ce que tu appelles de la "chaleur" - en tout cas, une ambiance, ce que les projets de Noto n'ambitionnent jamais de produire. Dans Noto, je m'intéresse au son en tant que phénomène physique, tandis qu'avec Alva Noto, je suis une démarche nettement plus musicale, et m'efforce de transposer ce travail dans un contexte "pop". Dans tous les cas, je trouve ça passionnant.
Les deux albums d'Alva Noto ont tous deux paru sur Mille Plateaux - sur Raster Noton, je n'avais publié jusqu'à présent que des titres épars. C'est toujours un peu compliqué : d'un côté, je m'occupe d'un label, et de l'autre, les gens de Mille Plateaux m'offrent de réaliser un disque pour eux. C'est pour cette raison que le nom a changé, que Noto est devenu d'Alva Noto : pour mieux distinguer ce que j'avais fait pour Mille Plateaux du reste de ma production. Je crois que quand on gère son propre label, on a tendance à moins se mettre la pression - tu ne t'imposes jamais vraiment de délai, d'échéance à laquelle tu voudrais avoir terminé tel ou tel projet. Quand c'est un autre label qui s'en charge, cela oblige à travailler plus vite, à se remuer un peu (sourire). Cela dit, le deuxième album était déjà une co-édition entre Raster Noton et Mille Plateaux - qui s'était notamment chargé de le distribuer. Et aujourd'hui, le disque avec Sakamoto sort chez nous, et le prochain Alva Noto paraîtra également chez Raster Noton.

Qu'est-ce qui détermine ton désir de réaliser tel ou tel disque ? Cela s'inscrit-il dans un contexte plus large - par exemple, par rapport à ce que tu fais au même moment dans le domaine visuel ?
Oui, c'est très lié à ce qui m'intéresse sur le moment, aux expériences que je réalise chez moi. Il y a toujours ce qu'on pourrait appeler des "moments heureux", lorsque tu comprends ou découvres certaines choses qui t'encouragent à approfondir, à aller de l'avant. En ce moment, par exemple, je suis à fond dans le rapport son/visuel. Par exemple, ces graphiques que tu as pu voir lors de mon concert à Nantes, c'est moi qui les ai conçus : ils ne proviennent pas d'un programme existant, c'est moi qui les ai élaborés, comme un prototype, ce qui va même jusqu'à inclure une certaine part de programmation. L'environnement formé par le son, l'espace et la lumière, la manière d'agir avec lui, tout cela m'intéresse énormément… et m'amène à lire certains livres, par exemples des livres qui s'adressent d'abord aux acousticiens ou aux ingénieurs du son, qui peuvent eux-mêmes être des sources d'inspiration.

Tu t'intéresse donc aussi beaucoup à l'ingénierie sonore, à l'acoustique…

Oui, pas mal. Parce qu'encore une fois, être musicien électronique, ce n'est pas comme maîtriser un instrument. Ton instrument se trouve dans les hauts parleurs et les amplificateurs: c'est leur membrane que je considère comme mon instrument, et ce n'en est pas un. A partir de là, l'espace de résonance devient lui aussi un instrument, or ce n'en est pas un non plus… C'est donc quelque chose d'assez complexe, ce n'est pas comme d'avoir une guitare que tu vas amplifier : il y a des choses que tu ne peux entendre que dans l'espace d'une salle, et qu'il s'agit donc de simuler. C'est la même chose avec le live , une pratique qui te permet d'emmagasiner des expériences et d'en tirer les enseignements pour tes prochaines productions… Voilà, je progresse comme ça. Et quand plus rien ne m'intéressera, alors, peut-être une pause sera-t-elle nécessaire ? C'est tout à fait possible en ce qui me concerne. C'est l'avantage d'avoir son propre label : on peut prendre son temps, il n'y a aucun impératif, on fait ce qu'on veut !

Quand et pourquoi as-tu fondé Raster Noton ?

Il y a cinq ans. Au départ, il s'agissait surtout d'éditer un premier disque, que nous avons appelé Noton lorsqu'il s'est agi de trouver un nom. Plus tard, Noton a fusionné avec Raster Musik, une structure fondée par des amis de Chemnitz, et qui, elle, était plus organisée, plus conforme à l'idée de label. Nous avons travaillé en étroite coopération, jusqu'à ce qu'on se dise qu'il serait plus pratique de se regrouper.

Quelle est votre "politique éditoriale" ? Pourquoi choisissez-vous de publier tel ou tel disque ou artiste, par exemple quelqu'un comme William Basinski…
Je connais William depuis longtemps, c'est un de mes bons amis. Je l'ai rencontré il y a huit ans, et j'ai toujours connu sa musique, sans jamais songer à la publier sur notre label. Car pour moi, il était déjà beaucoup trop "gros", trop avancé, par rapport à ce qu'une structure comme Raster Noton pouvait lui offrir. Finalement, il y a 2 ou 3 ans, nous avons publié son tout premier disque, un maxi, puis est venu ce double album, The River, qu'il était question de publier depuis déjà quelques années. Mais quand on pense que c'est une œuvre qui a déjà vingt ans, c'est incroyable ! C'est vraiment contemporain des travaux d'Eno, et même, à mon avis, légèrement antérieur à ses trucs genre Apollo. William m'a raconté un jour avoir envoyé des cassettes de sa musique à Brian Eno. Et sans aller jusqu'à dire qu'Eno a pompé certaines choses, je pense qu'il a probablement été inspiré, inconsciemment ou non, par cette musique, qui se situe d'ailleurs au même niveau d'excellence… En fait, je me réjouis vraiment qu'on ait pu publier ses disques. Nous sommes un jeune label, nous prêtons attention à ce qui se fait aujourd'hui, et il est plaisant de penser que l'on puisse tomber sur une musique faite il y a 20 ans qui soit également enthousiasmante. Nous sommes contents de pouvoir offrir un retour à des musiciens d'une autre génération - une génération qui a percé à une époque moins favorable, car quand on y songe, il y avait tout de même moins de labels dans les années 80. Aujourd'hui, il en existe des milliers, et le problème est bien différent, il a plutôt trait à la distribution, aux possibilités de se faire connaître…
D'ailleurs, certains "grands" distributeurs en France ont réagi très négativement au disque avec Sakamoto, le trouvant beaucoup trop expérimental. Je me console en me disant que si Low de Bowie sortait aujourd'hui, personne ne voudrait le distribuer, c'est bien trop expérimental ! Je crois que c'est ce qui va finir par tuer l'industrie discographique : le fait que ce genre de productions ait tant de mal à trouver un débouché. A l'heure actuelle, c'est particulièrement sensible en Allemagne, où tu as l'impression que seuls comptent les méga-vendeurs, liés à tout le cirque médiatique. C'est un très mauvais signal adressé aux adolescents : pour devenir pop-star, il suffit de déposer sa candidature… Si tu prends ça au sérieux, l'industrie, en faisant ça, est en train de se suicider, en se privant d'un immense potentiel créatif.
Certes, c'est une bonne chose qu'un label comme Raster Noton puisse exister. De là à pouvoir franchir les barrières de la grande distribution… Au Japon, nous sommes assez présents dans les grandes surfaces, nos disques sont bien mis en avant - et le projet avec Sakamoto devrait contribuer à améliorer encore les choses. Mais pour le reste…

A ce propos, je crois que Vrioon, l'album que tu viens de publier avec Ryuichi Sakamoto, a suivi un long processus de création…

Oui, très long. L'idée de départ était moins de réaliser un disque tous les deux que de travailler ensemble sur certains morceaux précis. Tout a commencé par un remix que Sakamoto m'avait commandé pour Code Unfinished, un magazine japonais qu'il a co-fondé, et pour lequel il m'a envoyé une riche matière : de nombreux éléments déjà traités digitalement, et surtout des sons de piano, en particulier des résonances, qui m'ont encore plus intéressé, car il s'agit de sons avec lesquels je n'ai pas l'habitude de travailler. Le remix (Noon) a fini par atterrir sur l'album, en tout cas, il lui a tellement plu que Sakamoto a immédiatement voulu continuer dans cette voie, travailler sur d'autres pistes. Vrioon s'est fait comme ça. A la base de tous les titres, il y a ces morceaux au piano, en général très courts et résultant d'improvisations, que je me suis ensuite chargé de développer, de manière à obtenir non seulement une structure, mais aussi une atmosphère d'ensemble. Car Vrioon possède effectivement une dimension atmosphérique, c'était d'ailleurs ce qui m'excitait dans l'histoire. Quand tu fais de la musique électronique, et surtout quand tu travailles essentiellement, comme moi, avec des sons très bas, très graves - des infra-sons qui ont naturellement très peu d'harmoniques -, le son d'un piano t'apparaît, en comparaison, incroyablement riche. Il possède un caractère tel qu'il est quasiment impossible de le reproduire par des moyens électroniques. Et puis, je n'ai pas l'habitude de travailler avec des mélodies - or, c'est quelque chose pour quoi Sakamoto est très doué… Ce fut très passionnant à faire.

Vrioon m'a parfois fait songer à la collaboration entre Brian Eno et Harold Budd dans les années 80…
Oui, je dois dire que j'ai réécouté plusieurs fois leur disque (The Pearl, 1984, ndlr.) après l'enregistrement de Vrioon… et naturellement, c'est une comparaison très flatteuse ! Sakamoto et moi n'avons jamais été ensemble en studio : je ne l'ai rencontré pour la première fois que l'été dernier à New York. C'est quelqu'un de vraiment charmant, très ouvert, sans aucune frime, très réservé aussi. Et très au fait de tout ce que produit la nouvelle génération de musiciens électroniques.
Mais nous ne comptons pas s'arrêter là, nous ne savons pas encore comment nous allons nous y prendre, mais... Maintenant que le disque est publié, que l'on peut le considérer avec du recul, il continue à nous enthousiasmer. Nous nous sommes vus à New York il y a trois semaines, et même si nous sommes bien conscients d'être l'un et tenus à d'autres engagements et d'autres projets par ailleurs, il est éventuellement question, pour l'année prochaine, de faire des concerts.

Qu'en est-il de tes autres collaborations, avec Ryoji Ikeda ou Mika Vainio notamment ?

J'ai rencontré Ryoji lors de ma première tournée au Japon, nous sommes devenus de très bons amis et nous avons beaucoup joué ensemble ces dernières années. De cette collaboration, sur scène ou en studio, est né le projet Cyclo, pour lequel nous avons pas mal d'ambitions. Avec Mika, ce serait un peu la même chose, il se crée une espèce de familiarité, d'affinité, ne serait-ce que dans notre manière de travailler, d'utiliser les sons : c'est quelqu'un avec qui il n'est pas nécessaire de beaucoup discuter, il suffit de s'asseoir et de commencer à jouer… En ce moment, Mika, Ryoji et moi avons formé un trio (nous avons joué ensemble à la Villette l'an dernier, notamment), qui pourrait éventuellement déboucher sur une publication. Car c'est toujours comme ça que ça se passe : on commence par jouer ensemble, et puis, au bout d'un moment, on s'interroge sur la nécessité de publier cette musique, ce qui est déjà un autre processus, plus long.

Y a-t-il d'autres musiciens avec lesquels tu aimerais collaborer ?

Oui, il y a bien des idées… Des gens, tout simplement, que l'on admire. Des musiciens qui en général, curieusement, ne sont pas issus de la scène électronique, qui font des choses que je ne sais pas faire faire - dans le même ordre idée qu'avec Sakamoto et son piano… En ce moment, on m'a également fait deux propositions de produire des disques - un groupe allemand et un groupe canadien - mêlant acoustique et électronique. Je me vois très bien faire ça, car je pense avoir la compétence requise, vu que c'est ce que je fais chaque jour : travailler sur l'ordinateur, sur le son, de manière très soigneuse. Il doit être assez passionnant d'appliquer cette démarche à la musique acoustique. Mais on va voir, c'est toujours une question de temps…

En tant qu'artiste, quels sont les figures qui t'ont le plus marqué ?

En tant qu'artiste allemand, il est certain qu'à mes débuts, la figure de Joseph Beuys a été très déterminante et inspirante pour moi… Et aujourd'hui, par exemple, je me passionne pour l'architecture : des gens comme Richard Buckminster Fuller (un architecte américain des années 60-70, qui a écrit pas mal de livres, et est à la fois architecte et scientifique), ou alors des scientifiques, par exemple Nikola Tesla. Je lis pas mal de choses autour de ces sujets…

Quels sont tes projets discographiques ?
Si tout se passe bien, deux projets discographiques doivent paraître sur Raster Noton. Quant aux autres artistes, il devrait y avoir un nouveau disque de Senking et un de Komet, alias Frank Bretschneider.


Interview réalisée par David Sanson le 23 mai 2003 à Paris.

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