circus maximus
Cartsen Nicolai

Rideau de fer

Rencontre avec Carsten Nicolai, artiste protéiforme, musicien (Alva Noto), plasticien et patron du label Raster Noton. Reconnu pour ses mémorables collaborations avec les japonais Ryuichi Sakamoto ou Ryoiji Ikeda (Cyclo), cet artiste qui ne se considère toujours pas comme un musicien se verrait plutôt comme un architecte sonore. Ainsi ses concerts se transforment en de véritables performances audiovisuelles où le laptoper est relégué au rang de contrôleur, et où l'action est régit par le médium. L'Allemand nous éclaire sur son travail où domine le questionnement sur les codages.



De quelle manière es-tu venu à la musique ? Et ce, dans le contexte de la RDA, puisque tu as grandi à Chemnitz (anciennement Karl-Marx Stadt)…

Oui, j'avais 25 ans lors de la chute du Mur. J'étudiais l'architecture, et la Réunification s'est produite l'année même où j'ai obtenu mon diplôme... Mes parents n'étaient pas spécialement mélomanes, pas plus que la moyenne en tout cas. Mais à l'époque, on s'intéressait beaucoup à la musique expérimentale : chacun de nous avait à la maison un magnétophone à cassettes, on se prêtait des disques, on les faisait circuler. Pas les disques Amiga (l'unique compagnie de disques d'état en RDA, ndlr.), justement, mais les autres, les rares qu'on arrivait à récupérer de l'Ouest. On écoutait énormément la radio, aussi. C'est vraiment à ce moment-là que j'ai commencé à écouter de la musique : dans les années 80, où circulaient tous ces trucs expérimentaux, Brian Eno (son disque avec David Byrne m'a énormément impressionné), Laurie Anderson, Einstürzende Neubauten… Des "icônes" qui ont été mes premières influences, même si à l'époque, je ne faisais pas encore de musique.
Cela dit, je ne sais toujours jouer d'aucun instrument. Et j'irai jusqu'à dire que je ne me considère pas vraiment comme un musicien. Ce que je fais, c'est plutôt de l'editing, et je me vois davantage comme une sorte d'architecte qui assemblent certains éléments. Chez moi, tout est ainsi très graphique. A fortiori pour le live. Car travailler avec un laptop, ce n'est pas comme utiliser un instrument de musique : tu as peu de possibilités pour transmettre, pour montrer ce que tu es en train de fabriquer sur ton écran, tu reste relativement séparé du public, il y a une barrière entre ce qu'il voit et ce que tu fais. La plupart du temps, on se contente de contrôler l'ensemble et d'actionner quelques potentiomètres. En fait, j'essaie de transposer dans le domaine visuel cet élément actif qui peut manquer : en tant que performer, ce n'est plus moi qui suis - comme c'est le cas avec un guitariste par exemple - dans la position d'agir, ce sont les visuels qui le font à ma place. L'écran devient le performer, et moi, je n'ai qu'un rôle de contrôleur, chargé de veiller au bon déroulement et bon agencement des choses…

Tu es donc à l'origine, et encore à présent, avant tout un artiste plasticien, visuel…
Oui, mais… c'est marrant. Je fais vraiment les deux, plasticien et musicien, et à mes yeux, il s'agit vraiment d'un seul et unique univers. Mais il est reçu de manière très différente - du fait de la segmentation de la presse, parce qu'il existe d'un côté des magazines d'art, et de l'autre des magazines de musique. Rares sont encore les supports interdisciplinaires, "crossover", qui essaie de relier l'un et l'autre de ces aspects. Il y a des gens qui ne me connaissent qu'en tant que musicien, d'autres, simplement comme plasticien. Certes, peu à peu, les choses s'améliorent, les gens commencent à comprendre qu'il y a des relations. Mais de toute façon, je ne l'ai jamais recherché : pour moi, il n'a jamais été une obligation que ceux qui connaissent ma musique s'intéressent également à mon travail dans les arts visuels, et vice-versa, chacun est libre… Deux publications existent à ce jour - l'une concerne le travail du label Raster-Noton, et l'autre mon propre travail - dans lesquelles j'essaie d'expliciter un peu cette complexité, ces interconnexions qui sous-tendent mon travail.

As-tu toujours travaillé avec le son, réalisé des installations sonores ?

Non, je viens plutôt des arts visuels. Je ne pense pas même avoir jamais considéré l'ordinateur comme un instrument, mais plutôt comme une surface sur laquelle j'agis : les formes d'ondes, le simple fait qu'aujourd'hui, on puisse visualiser les choses que l'on place, tout cela, pour moi, c'est une question graphique. Au tout début, l'élément visuel a été le plus déterminant. Ensuite est venue une période où le son, l'élément sonore, m'a beaucoup intéressé et inspiré. Et puis, à l'inverse, cela s'est répercuté sur mes travaux visuels. Aujourd'hui, tout ce que je fais est imbriqué, tous mes travaux et tous mes travaux sonores sont reliés entre eux.

As-tu commencé ton travail artistique immédiatement après avoir obtenu ton diplôme en architecture, ou avais-tu déjà débuté avant ?

Avant. A l'époque de l'Allemagne de l'Est, il existait une sorte de système de galeries "underground", "privées" : des gens ouvraient leur propre studio à d'autres artistes, y organisaient des expositions. C'était des galeries non-officielles, fonctionnant en général sur une base non marchande. J'ai commencé à exposer dans ces endroits durant mes études à Dresde, et à mener d'autres projets - j'ai notamment co-fondé une revue... Mon frère Olaf a étudié la littérature, et moi, donc, l'architecture, plus précisément l'architecture paysagère : nous sommes tous venus aux arts plastiques en autodidactes. Et il a toujours existé entre nous deux une forte émulation, des champs de tension qui nous ont fait avancer : nous n'avons cessé de confronter nos travaux, et cela nous a portés. C'est quelque chose d'assez passionnant, d'autant plus que notre environnement familial ne nous prédestinait pas à nous orienter vers les arts plastiques, pas plus que vers la musique. Mes parents étaient ouverts, il ne nous ont jamais empêchés de faire ce que nous voulions, mais je crois qu'ils auraient tout de même préféré nous voir étudier la médecine, ce genre de choses. C'est en formant avec mon frère un duo, une sorte de microcosme créatif, que nous avons pu nous développer.
Il faut dire qu'à l'époque, Chemnitz était une ville intéressante, qui présentait la particularité d'être, d'une part, dépourvue d'école des beaux-arts, et de l'autre de posséder une scène artistique relativement active. Dans ce contexte, le fait de commencer en autodidacte était une chose plutôt normale. L'époque nous a aussi été favorable : c'était les années 80, et il se produisait à peu près la même chose à l'Ouest, où des artistes autodidactes commençaient d'être reconnus, en premier lieu ces "geniale Dilettanten" dont faisait partie par exemple Einstürzende Neubauten. On n'avait absolument aucune appréhension : on pouvait un jour faire un film, le lendemain une exposition, et le surlendemain un disque, on était persuadé que d'une manière ou d'une autre, cela avait un sens. Et le potentiel était là. Il y avait des labels de cassettes, des publications où il était possible de diffuser son travail visuel ou littéraire. C'était une époque plutôt excitante.

Dirais-tu que le fait que tu viennes de RDA se reflète dans ton travail ?

Oui, je crois que c'est très important. Je pense par exemple que le contexte de la RDA nous a amenés à nous intéresser à un genre de musique très particulier. Bien plus tard seulement, j'ai réalisé que la musique que nous passions notre temps à écouter était quand même assez spéciale, assez pointue : le groupe que nous formions en échangeant nos disques avait fini par devenir presque une petite communauté de spécialistes, car nous lisions beaucoup, nous avions envie de connaître absolument tout ce qu'avaient fait certains artistes. Et je crois que notre environnement nous y a en quelque sorte "forcés" : autrement, peut-être nous serions nous limités à l'écoute du Top Ten…
Ce qui nous intéressait aussi, c'était de découvrir des trucs nouveaux. Nous étions très méfiants à l'égard de ce que nous proposait la presse : nous écoutions et écoutions encore nos disques, nous nous les faisions découvrir mutuellement. Et puis, le fait de ne posséder que quelques disques bien précis induit une écoute de la musique bien particulière. Vu que les nouveautés étaient assez rares, on pouvait écoutais le même disque incroyablement longtemps, ce qui générait une expérience d'écoute très différente : par exemple, on pouvait détester un disque pendant des années avant de finir un jour par l'adorer… Accorder autant de temps à la musique, c'était quelque chose d'inhabituel - et d'aujourd'hui complètement impensable, car tout va beaucoup plus vite.
Cela me fait songer que le premier appareil que j'ai eu pour écouter de la musique a également été mon premier instrument de musique. C'était un magnétophone, au moyen duquel j'ai pu aussi réaliser des boucles sur cassette, monter, manipuler les bandes : ma toute première tentative de réaliser mes propres trucs… A l'époque, avoir un ordinateur était inimaginable, il aurait fallu débourser pour ça deux années de salaire : pour moi qui n'étais qu'étudiant, c'était financièrement inenvisageable. C'était l'époque des Atari, des Commodore, et rares, de toute façon, étaient ceux qui en possédaient, puisqu'il fallait se les faire envoyer de l'Ouest, ce qui était interdit.

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