circus maximus
Constellation, label montréalais du 3e type

Planètes solidaires


A cette échelle, le succès d'un groupe comme Godspeed est quelque chose d'énorme : à combien s'est venu par exemple Yanqui U.X.O., le dernier album ?

Euh, très bien. Genre… très bien. Je crois que la croissance de ce groupe a probablement atteint son sommet, parce que nous refusons de nous engager dans le genre de promotion qui pourrait le hisser à un tout autre niveau. J'hésite à citer des chiffres, parce que j'estime que cette information appartient au groupe, qui est libre de la diffuser ou non s'il le souhaite. Je peux juste te dire que l'album s'est extrêmement bien vendu : personne au monde ne pourrait être déçu, même un peu, par de tels chiffres de vente, en sachant que rien n'a été fait pour les monter en épingle, que cette progression est bien davantage un phénomène organique - du moins, en ce qui concerne la part que nous pouvons contrôler : nous nous contentons de publier le disque et d'annoncer cette publication, le reste ne nous appartient pas, ce sont les gens qui commencent de s'y t'intéresser… Quoi qu'il en soit, il est vrai que pour un groupe tel que Godspeed, c'est un niveau de succès hallucinant. Mais je pense que la plus grande partie de ce succès vient du fait qu'il s'agit vraiment d'un groupe qui travaille sacrément dur. Depuis leur début, ils ont passé un temps énorme sur la route, en tournée. Et pour un groupe de cette taille, ce genre de grandes tournées n'est jamais une chose facile…

De nombreux groupes, dans ces conditions, auraient facilement pu exploser…
C'est sûr. Et je crois qu'avec Godspeed on n'en est pas passé loin, tout simplement parce que cela peut vite devenir une vraie torture de passer autant de temps sur la route. Mais avec le temps, ils ont appris à gérer certaines des tensions qui peuvent naître de ce genre d'expérience. Mais encore une fois, je crois que le succès vient de ce que le groupe est vraiment bon, qu'il fasse des tournées ou non : si tu ajoutes des concerts qui atteignent des sommets rares dans ce genre de musique, un engagement hors normes, le fait que le groupe s'attache à présenter ainsi sa musique au public, le succès est une chose presque naturelle dans ces conditions.
Ian - Leur premier disque, nous en avions pressé, en vinyle exclusivement, 500 copies, toutes fabriquées à la main. Lorsque Kranky a voulu le rééditer, il en a dû en fabriquer 2 000... Aucun des deux labels avec lesquels le groupe a débuté n'a investi de temps ni d'argent dans le marketing. C'est donc une sorte de phénomène naturel extraordinaire, qu'il a été très intéressant d'observer. Surtout si tu songes au nombre de labels qui ont émergé ces dernières années, et aux techniques grossières qu'ils utilisent pour essayer d'attirer l'attention sur eux, tu as l'impression que rien ne vaut le bouche-à-oreille de l'underground, dont a pu profiter un groupe comme Fugazi (???) dans les années 80. Nous avons été les premiers étonnés de ce qu'un tel succès soit encore possible aujourd'hui - a fortiori dans le cas d'un groupe comme Godspeed, par rapport aux autres artistes de Constellation ou de Kranky. Godspeed a vendu plus de disques qu'on n'aurait jamais pu l'imaginer. Au final, cela prouve une chose : qu'on n'est pas obligé d'intégrer le système, qu'on peut se contenter de publier un disque et de l'acheminer dans les bacs, sans avoir besoin de flatter les médias - et encore moins d'embaucher un chef de publicité chargé de générer de la couverture médiatique.
Don - Je crois que pour nous, ce succès a été une sorte de réconfort extrêmement positif et encourageant. Qu'il soit encore possible qu'un groupe comme Godspeed devienne connu et acclamé par la critique dans tous les coins du monde ou presque, sans la moindre manipulation, nous a renforcé dans nos convictions et dans notre espoir d'arriver à réaliser quelque chose, à notre niveau. Si nous regardons autour de nous (et le contexte que nous connaissons le mieux est évidemment celui de l'Amérique du Nord), l'industrie semble devenue si corrompue, si polluée par la tyrannie de la mode et du marketing… au point que les journalistes, dans beaucoup de publications (qu'elles soient imprimées ou digitales), en viennent à utiliser les publicitaires comme des filtres, des moyens de trier les choses qui pourraient retenir leur attention. Dans ces conditions, si aucun publicitaire ne travaillent sur ton disque, ce n'est pas la peine d'espérer ne serait-ce qu'intégrer la compétition. C'est plutôt déprimant, mais c'est comme ça.
Ian - Nous voulons parler évidemment des médias semi-professionnels ou professionnels. Il y a évidemment des tas de petits fanzines qui, tout simplement, continuent d'offrir le point de vue de ceux qui, de leur chambre à coucher ou Dieu sait comment, parvienne à les réaliser. Il y en a des centaines, et cette culture reste heureusement très vivace, même si elle a tendance à se tourner vers des sous-genres de plus en plus spécifiques, qu'il s'agisse de l'emocore, du garage, de la pop des 60's… ce qui a été pour nous une autre source d'étonnement : le fait que très vite, les journalistes nous aient collés une étiquette " post-rock " - un terme qui veut rien dire, ou pas grand-chose -, alors que Constellation n'est clairement pas un label spécialisé dans un seul genre.

C'est aussi que la presse dans son ensemble tend à se spécialiser, à aller de plus en plus vers l'underground, suivant une sorte de besoin compulsif de chercher quelque chose de neuf, d'original, pour se différencier…
A mon avis, la ligne de démarcation entre l'underground et l'overground - qui, par le passé, aurait été très liée aux économies d'échelle des labels concernés et aux techniques industrielles employées pour vendre leurs disques - est vraiment en train de disparaître. Aujourd'hui, le moindre label indépendant qui se monte en envisageant l'avenir à long terme semble penser que la première chose à faire est d'engager un chef de publicité, quelqu'un qui prenne son téléphone pour être sûr d'attirer l'attention des médias. Je pense qu'il y a 20 ans, ou même 10 ans, lorsque le bouche-à-oreille prévalait, cette ligne (si tant est que l'on puisse parler d'une ligne) de séparation était plus à identifier. Mais je crois que des communautés continuent de se créer, par-delà les frontières, de gens qui partent à la recherche des choses, qui ont compris qu'ils ne trouveront probablement pas la musique qu'ils ont vraiment envie d'entendre en lisant Spin ou même Les Inrockuptibles… C'est quelque chose qui est en train de disparaître. Et je crois que ce à quoi tu fais allusion, le fait que les publications de grande envergure semblent être de plus en plus en quête d'un " capital culturel ", veulent pouvoir clamer qu'ils ont découvert tel ou tel musicien et ont été les premiers à en parler, c'est devenu tellement gros comme une maison… En tant que partie prenante de l'industrie - toi en tant que journaliste, nous en tant que label -, nous pouvons repérer à 10 000 kilomètres comment un phénomène peut être créé de toutes pièces. Mais tout cela est si faux !… Aujourd'hui, des mots tels que " découverte ", " underground ", " révolution ", " punk ", " indépendance ", ont été vidés de leur sens pour être transformés en arguments de vente… Mais c'est un combat sans issue : tu ne pourras jamais gagner contre ça, nous ne pourrons jamais gagner contre ça, Godspeed en étant le parfait exemple. Si l'on songe au nombre de journalistes qui, depuis toutes ces années, ont pu écrire que l'attitude de Godspeed envers les médias, sa défiance envers la presse, étaient elles-mêmes des stratégies médiatiques calculées - alors que rien ne saurait être plus loin de la réalité… Cela ne fait que confirmer la prophétie : tu ne peux pas gagner, nous avons compris très vite que quoi que nous disions, rien ne pourrait changer la perception des gens. Tout ce que tu dis sera toujours, forcément, récupéré, d'une manière ou d'une autre. Mais au final, nous essayons de ne pas nous en soucier, nous mettons nos disques sur le marché, sans essayer de persuader les gens d'aller les acheter. La manière dont fonctionne l'industrie du disque continue de nous scandaliser, mais avec le temps, nous prenons les choses avec plus de philosophie. Que nous l'ayons voulu ou non, un groupe comme Godspeed, à l'échelle de la " pop " au sens le plus large du terme, est devenu une sorte de petit phénomène international, il est devenu populaire. Et ses membres en sont bien conscients et doivent composer avec cette situation sans sombrer pour autant dans la résignation ni dans le cynisme. Pour y arriver, le plus simple est de se dire : " Très bien, nous allons continuer de faire ce que nous faisons suivant les principes qui ont toujours été les nôtres, nous n'allons pas décider maintenant s'il est de notre responsabilité de jouer davantage le jeu ou non. " Et c'est ce qu'ils font : ils n'accordent pas plus d'interviews que par le passé, sans doute même moins.

Dès le début, aviez-vous une conception aussi claire et radicale de la manière dont un label devait ou non fonctionner ?
Don - Une chose est sûre, et je ne voudrais pas qu'on se méprenne là-dessus : lorsque nous avons créé Constellation, nous n'avons pas commencé par nous asseoir à notre bureau pour rédiger un quelconque manifeste. Je crois que notre évolution, à Ian et moi, et la manière dont nous avons réussi à articuler une manière de faire les choses, au moins pour nous-mêmes... L'un comme l'autre, intrinsèquement et au prix de nombreuses discussions, nous savons ce que, de manière générale, nous voulons faire… Tout ce que je veux dire, c'est que l'idée de départ de Constellation était beaucoup plus basique, plus grossière. A l'origine, il y avait un certain dégoût de la manière dont le " rock indépendant " avait commencé à opérer, et la conviction qu'il restait possible de procéder autrement… sans que nous ayons jamais pensé pouvoir occuper une place autre que très, très marginale sur la scène médiatique ; jamais nous n'aurions imaginé arriver là où nous sommes aujourd'hui. Nous sommes bien conscients que notre parcours a été particulièrement heureux, et je suis content que nous ayons réussi à faire évoluer et à préciser notre idée de départ. Au départ, les choses n'étaient pas aussi franches, mais aujourd'hui, je crois que notre vision de la situation, tout au moins dans ses grandes lignes, est extrêmement claire et solide. Nous comprenons mieux les tenants et les aboutissants.
Ian - Lorsque Don et moi nous sommes rencontrés, en 1996, nous avons commencé à discuter de ce dont cette ville avait besoin, de ce qui pouvait manquer à Montréal. Et déjà, nous avions une vision politique plutôt claire - nous approchions tous les deux de la trentaine… Plusieurs choses nous ont semblé évidentes. D'abord, nous savions instinctivement de quelle manière nous voulions publier des disques (moins en termes politiques qu'en termes d'esthétique, de présentation, de packaging…) : nous savions déjà que nous voulions faire intervenir des économies locales - tout ça, c'était évident dès le départ. Et nous avons essayé de laisser le moins de choses possible parasiter ces idées de départ - ce qui n'est pas toujours facile lorsque les volumes augmentent et lorsque les aspects quantitatifs deviennent de plus en plus prépondérant… Mais comme le disait Don : au départ, nous ignorions tout de l'industrie musicale, nous n'avions fait aucune recherche, nous avons publié notre premier disque sans avoir de distributeurs… Nos deux premières références, nous nous sommes contentés de les mettre dans les magasins de la ville. Ce n'est qu'après que nous avons contacté les quelques distributeurs que nous connaissions, d'abord uniquement au Canada… Je me souviens encore du jour où j'ai fêté l'arrivée de la première commande, 40 disques (sourire)… Mais à l'époque, cette attitude était la plus répandue parmi les labels. Maintenant, on voit de plus en plus de labels qui ont, dès le départ, des idées beaucoup plus arrêtées en termes de modèle économique ; qu'ils aient fait des études de marché, ou qu'ils aient été créés par un ancien employé d'une maison de disque qui connaît le circuit, ils utilisent déjà tellement de techniques…
Don - Ce qui me frappe toujours, c'est cette attitude à la fois naïve et mercenaire : créer un label sans forcément savoir ce qu'on va publier, commencer par trouver un distributeur. Le modèle économique semble souvent préexister au désir de faire connaître un groupe que l'on juge digne d'intérêt, de combler un besoin que l'on a pu identifier. Tout est bouffé par le business. Le côté romantique, la beauté du geste, le fait de démarrer un label par passion, tout cela semble être en voie d'extinction.
Ian - Encore une fois, nous nous fondons surtout sur notre observation du marché nord-américain : les labels qui acquièrent une visibilité seulement parce qu'ils se conforment à un modèle économique et emploient les services d'un publicitaire pour promouvoir le plus largement possible leurs productions, tu peux les identifier avant même qu'ils aient publié leur premier disque, et tu sais que des sommes folles ont été investies… A côté de ça, tu peux avoir 5 ou 10 labels qui sont le fait de passionnés, qui travaillent sans doute dans leur salon, ont généralement un boulot à côté, et sortent deux disques par an sans jamais récupérer un centime, avec des pochettes magnifiques : des gens qui, en somme, ne font ça que pour de bonnes raisons. La différence entre ces gens-là et Constellation, c'est que nous avons désormais la responsabilité d'un plus grand nombre de musiciens, qui doivent être " gérés " de manière responsable, et envers lesquels nous avons des obligations : quand tu as atteint ce stade, tu es obligé de prendre la chose au sérieux, et de la considérer comme un business. Mais si, en Amérique du Nord, davantage de labels pouvaient être capables de faire ça - devenir des acteurs responsables, et veiller à ce que leurs artistes continuent d'être payés - et à l'être bien mieux qu'ils le seraient dans la plupart des modèles économiques… même s'ils ne vendent que 5 000 copies de leurs disques : si tu a correctement réglé les choses dès le départ, c'est déjà assez pour générer des royautés confortables… Il semble y avoir un écart de plus en plus marqué entre les gens qui bossent dans leur chambre.

Les possibilités de faire des choses restent étonnamment nombreuses et accessibles. En ce sens, le fait de faire partie d'un paysage capitaliste aussi surchauffé qu'en Amérique du Nord n'est d'aucun secours. D'accord, cela aide à réduire les coûts, à permettre aux gens, à un certain niveau, d'être libre de produire des choses. Sans parler du fait, évidemment, que les techniques d'enregistrements elles-mêmes sont devenues beaucoup plus accessibles qu'il y a dix ou quinze ans. Mais la déconnexion est de plus en plus grande entre ce genre de pratiques d'un côté, et de l'autre la manière dont le marché réel des échanges commerciaux est en train d'évoluer, et la manière dont les gens croient qu'il faut agir quand on travaille à ce niveau - faire ci, faire ça, etc.. En ce sens, l'industrie musicale est une métaphore pour toute pratique culturelle, au sens le plus large du terme. On n'arrête pas de nous raconter que c'est à ce modèle-là qu'il faut se conformer… Il est certain que c'est une chance d'avoir sur notre label des groupes - Godspeed en est l'exemple le plus remarquable, mais ils ne sont pas les seuls - qui ne sont absolument pas gênés par le fait que nous puissions prendre toutes sortes de décisions qui, dans les faits, tendent à limiter leurs ventes. Depuis toutes ces années, nous avons fait toutes sortes de choses qui leur ont probablement coûté 10 000, 50 000 ou 5 000 ventes ! Mais il n'est pas question de compromis : il est hors de question que nous agissions autrement. Et cela aide beaucoup de travailler avec un ensemble de groupes qui partagent cette conception, ou du moins qui comprennent largement la nécessité de telles décisions… Nous avons la chance de continuer à travailler sans le moindre contrat. Tu sais, presque tous les groupes avec lesquels nous travaillons sont de Montréal, et la plupart vivent dans un rayon de 500 mètres autour de nos bureaux : on discute donc de tout cela face à face… Mais en un sens, il est étonnant qu'au bout de 7 années passées à travailler ainsi, suivant un mode opératoire qui, fatalement, constitue une limite en termes de ventes, aucun groupe ne soit venu nous trouver pour nous dire : " Vous savez les gars, on vous respecte vraiment, vous avez été vraiment bien avec nous, on apprécie votre politique, mais… nous pensons vraiment qu'elle limite notre marge de manœuvre… " Cela ne s'est jamais produit.
Don - Mais ça se produira.
Ian - Oui, probablement.
Don - Mais je pense que si ça arrive, nous saurons prendre la chose plutôt avec philosophie. Si ça arrive, on aura sans doute une discussion à propos de ça, et nous approuverons ou rejetterons ce que le groupe nous demande. Mais se laisser entraîner dans un truc genre : " Désolé, mais on préférerait signer un contrat ", ça, non. Si quelqu'un veut partir, j'espère simplement que ce sera le fruit d'une mûre réflexion, qu'il aura considéré tous les aspects de sa décision ; mais en fin de compte, il est libre de partir.

C'est donc comme une sorte de petite communauté…
C'est un contrat, d'une certaine manière, mais…
Ian - C'est un " contrat social ", au sens vraiment classique du terme.
Don - Et je pense, ou plutôt nous pensons que c'est ce modèle-là qu'il nous faut développer.

Au départ, la scène de Montréal était-elle déjà le cœur de votre travail ? quel a été le point de départ de Constellation ? un groupe dont vous appréciez le travail et que vous aviez envie de publier ?
Ian - Oui, Mais en réalité, Constellation n'était pas à l'origine un label. L'idée, l'impulsion de départ… Disons que d'un côté, c'est sûr qu'il y avait à Montréal des groupes dont nous adorions la musique - une musique expérimentale, mais dans un contexte rock et punk. Et cela a toujours été notre premier amour : nous écoutons énormément de musique, dont beaucoup de choses bien plus expérimentales que tout nous oserons jamais publier, même si l'esthétique de Constellation a évolué au fil du temps. Mais nous restons assez attachés à une approche punk, rock, et aux gens qui essaie de transgresser les frontières des genres. Déjà, au milieu des années 90, il y avait une foule de groupes à Montréal qui nous inspiraient, des gens que nous avions en tête, dont nous aurions adoré publier la musique… Mais il y avait autre chose : Montréal manquait cruellement d'une salle, d'un espace où les choses puissent se produire. Et à l'origine, notre idée était d'ouvrir un petit lieu dédié aux performances - pouvant accueillir une centaine de personnes, servant de la nourriture végétarienne, ayant une licence et proposant donc une programmation musicale, suivant une politique favorable aux artistes. Moi-même, à cette période, j'ai joué pendant 5 ans dans Sofa, un groupe punk, ou post-punk, ou ce que tu veux : et pour jouer, nous devions débourser entre 150 et 300 dollars - rien que pour louer la salle et le matériel. C'était grave, il n'y avait vraiment rien, à part des salles converties en club à partir de 23h, et encore aujourd'hui, Montréal continue d'être relativement mal lotie, même si plusieurs lieux ont bien évolué depuis 5 ou 6 ans. Il y a d'ailleurs un lieu qui a été créé par un des types de Godspeed - c'est d'ailleurs sans doute la meilleure salle de concert de la ville, la Casa del Popolo, qui vient de fêter son troisième anniversaire...
Don - … et la Sala Rossa, son autre salle qui a démarré un an plus tard, qui se situe au premier étage, de l'autre côté de la rue : c'est un ancien centre social (social club ?), d'une capacité de peut-être 200 personnes, c'est une salle de bal. Et c'est vraiment un super endroit.
Ian - Le jour où la Sala Rossa a ouvert ses portes, il a fallu se rendre à l'évidence : c'était le lieu qui manquait à Montréal. Elle a immédiatement été réservée tous les soirs, la plupart du temps par des groupes locaux, toutes sortes de trucs très expérimentaux, mais aussi des choses plus pop et plus calmes. Beaucoup de ces musiciens, venus de labels comme Alien8 ou Ambiances Magnétiques (Alex St-Onge, etc.), nous les avions programmés dans nos séries " Musique fragile ".
Don - Mais il n'y avait pas que de la musique : la demande était énorme pour tous les types de performances, des actions qui n'avaient aucun endroit où se produire de manière régulière… Du jour au lendemain, la Casa a été prise d'assaut, le planning était complet. Ce n'est pas un endroit dont on peut dire qu'il ait jamais rapporté beaucoup d'argent : mais il fait vivre un grand nombre de personnes, et il rentre dans ses frais…
Ian - Et aujourd'hui, c'est l'un des seuls endroits en Amérique du Nord (il y en a quelques-uns aux Etats-Unis) que les groupes, même ceux qui sont en tournée, peuvent réserver directement : il leur suffit d'appeler pour dire qu'ils veulent jouer, et si cela fait sens, ça marche. Ils n'ont pas besoin de passer par un tourneur - ce qui est l'un des gros problèmes des groupes qui veulent tourner, car le marché est de plus en plus monopolisé par eux. Un groupe de la taille et du niveau de Godspeed, par exemple, n'a pas d'autre choix que de passer par un agent, mais beaucoup de groupes n'ont pas cette possibilité, ou alors pas envie… Non, la Casa est vraiment une belle expérience… Les patrons sont passionnés par le free jazz, au début, ils ont perdu pas mal d'argent pour faire venir des gens comme William Parker, Archie Shepp, Zeena Parkins… Dès le départ, ils ont prouvé à tous ceux qui pouvaient en douter que leur premier amour, c'était la musique, l'aspect économique n'est venu que plus tard. Et comme disait Don, à mesure que cela se développe, leur premier instinct est d'embaucher plus de gens, de sorte que le plus de personnes possibles puissent vivre en prenant part à cette activité. Entre le bar, le restaurant et la salle, ils doivent bien faire vivre 30 ou 40 personnes - parmi lesquelles plein de gens que nous connaissons et qui, il y a 5 ans, vivaient de l'aide sociale ou luttaient pour survivre. Il est très rafraîchissant de voir quelque chose comme ça, une structure qui génère de l'argent au quotidien en obéissant à des principes sains…
Pour en revenir à ta question, Godspeed et Exhaust, les deux premiers groupes que nous avons sortis - sans parler de Sofa, évidemment mon groupe préféré (sourire) -, étaient des formations dont nous allions voir les concerts, et qui sont peu à peu devenus des amis. Sofa était en activité bien avant ces groupes, et je me rappelle ma joie en découvrant certains de ces groupes. Nous savions que le potentiel était là. Nous avons passé notre temps à chercher un lieu à Montréal - et il s'est écoulé neuf mois avant que nous commencions à songer à publier un disque. A l'époque, nous pensions qu'il était impossible de faire les choses non officiellement - nous voulions obtenir un permis, vendre de la bière. Montréal n'est pas vraiment un paradis pour les squatters, il y a eu toute une vague d'épuration au début des années 90… Mais au bout d'un an, nous avons réalisé que l'Hotel 2tango avait commencé à organiser des concerts, de manière absolument pas officielle, et qu'en renonçant à la publicité pour compter sur le seul bouche-à-oreille, il était possible d'attirer une centaine de personnes, qui apportaient leur bière. Cela ne comportait aucun risque : pas la peine de s'embêter avec un bar, et en même temps cela ne concurrençait pas vraiment la scène des clubs de dance, cela n'empiétait pas sur le territoire de cette espèce de mafia, cela passait inaperçu. Quand nous nous sommes installés dans le Vieux Montréal, nous avons donc commencé à faire un peu la même chose, pas avec la même fréquence que l'Hotel cependant, puisque d'une part nous habitions sur place, et d'autre part nous avons rapidement lancé le label. Mais nous débarrassions le plancher pour organiser des concerts, c'était un endroit assez cheap, avec quatre ou cinq haut-parleurs, des concerts plutôt calmes, notamment via une série intitulée " Musique fragile " : tout l'argent allait aux groupes, nous faisions nous-mêmes la cuisine… C'était le genre de modèle que nous avions toujours rêvé d'appliquer à un niveau officiel - mais la ville était si fermée, si stricte, elle ne voulait tout simplement pas en entendre parler. Et puis, au bout de cette première année, nous avons réfléchi pour savoir où nous désirions aller. Sofa venait de finir d'enregistrer, Godspeed s'apprêtait à le faire…
Don - Cette année passée à rechercher un endroit avait été très frustrante. Et du fait que n'avions pu réaliser ce que nous voulions vraiment, cette idée de salle de concert a peu à peu évolué. Nous songions à enregistrer des concerts, par exemple, et puis, au fil des discussions, s'est imposée l'envie de sortir un disque. La question a été ensuite de savoir lequel, Godspeed a terminé peu après l'enregistrement de ???, et sans que nous ayons décidé quoi que ce soit pour le long terme, nous savions que le label est né. Nous savions qu'il existait à Montréal quantité de musiciens totalement ignorés par les labels - les labels de l'époque s'intéressaient à l'indie pop, ou alors ne travaillaient qu'avec des groupes noise de l'autre bout de la planète,… il n'y avait vraiment rien dans le domaine du rock expérimental. La décision de créer un label a donc été facile, nous ne doutions pas que cela devait être fait : nous avons donc franchi le pas, en nous disant que nous verrions bien ce qui arriverait, et de fait nous n'avons jamais vraiment regardé derrière nous.

Depuis 1997, la scène montréalaise s'est beaucoup développée, sur la scène électronique également, avec un label comme Intr_version ou un festival comme le Mutek. Vu d'Europe, cette ville semble très active…
Ian - Dans le domaine électronique - et je ne dis cela que parce que je l'ai entendu dans la bouche de gens extérieurs à Montréal -, le Mutek a fait beaucoup pour la renommée de la ville. Mais à la base, il s'agit d'un événement très " traditionnel ", au sens presque européen du terme, dirigé par des gens qui avaient de l'expérience en matière d'organisation culturelle. Le premier endroit où s'est installé le Mutek était un building fondé par un millionnaire ayant fait fortune dans l'informatique… Bon, tout cela est très bien, et le Mutek fait vraiment un bon travail. Mais je crois que plus généralement, quel que soit le genre, cette capacité à susciter et fédérer des énergies est une caractéristique de Montréal. Je crois qu'il y a ici un bon équilibre entre le pragmatisme (des gens qui ont une vision claire de la manière dont doit fonctionner la production culturelle, qui sont capables de créer quelque chose de viable en dehors du soutien de l'institution) et une défiance plutôt saine envers certains aspects de la commercialisation, vis-à-vis des normes et des stratégies de l'industrie. Je ne sais comment l'expliquer…
Don - A mon avis, il y a autant de musiciens à Montréal que partout ailleurs. Mais il s'agit en général de gens qui sont là depuis longtemps : la majeure partie de la scène musicale la plus active est là depuis pas mal de temps. Beaucoup de gens sont venus à Montréal pour des raisons bien précises : d'abord, parce qu'il est - où du moins : il était possible d'y vivre sans beaucoup d'argent, mais aussi parce qu'à leurs yeux, Montréal était différent d'une ville telle que Toronto, par exemple. Toronto, c'est le pivot historique de l'industrie musicale. Et si tu viens ici pour fuir ce genre de milieux, il risque de se produire deux choses : d'abord, il y a des chances pour tu sombres dans l'anonymat pendant un bout de temps ; mais si, ensuite, suffisamment de gens te rejoignent pour prendre part à cet environnement, alors il y a de fortes chances pour que cet environnement puisse fructifier, gagner une existence propre, et finalement générer une production qui, une fois passé un certain seuil, va éveiller l'attention et se faire connaître. Aux yeux du monde, il semble y avoir une explosion de la production musicale en provenance de Montréal, en partie parce qu'elle a été très mise en avant, et qu'elle est en mesure de se développer : mais il y a une époque où les choses se sont faites ici sans salles de concerts, sans labels, d'une manière purement underground et locale. Je pense donc que c'est à la fois une question de " masse critique " à atteindre et une question d'identité : ces gens sont réunis par beaucoup de points communs, dont le principal est qu'ils avaient tous une vraie idée de la raison pour laquelle ils ont décidé de poursuivre leur démarche artistique à Montréal.
Ian - Il existe à Montréal, comme à Toronto, une industrie musicale au sens le plus large, le plus " industriel " du terme - totalement mainstream, qui exporte de gros chanteurs de variété. Mais c'est à Toronto que sont implantés tous les sièges des majors et les directeurs artistiques, et nombreux sont les groupes, y compris les groupes indés, qui vont à Toronto pour essayer de percer. Je pense que si tu joues dans un groupe obscur, inconnu, en donnant des concerts de la même manière que le font les groupes d'ici, même si tu n'es qu'un gamin, tu as beaucoup plus de chances de rencontrer à un moment quelqu'un qui va te proposer un contrat ou t'expliquer comment ça marche, ou de connaître un groupe qui a signé un contrat et qui va t'en expliquer les avantages et les inconvénients - tu as beaucoup de chance de te rapprocher d'un mode de fonctionnement mainstream, ou au moins d'un succès dans le monde des majors. A Montréal, la fraction de l'industrie musicale qui fonctionne de cette manière est surtout préoccupée de créer des pop stars, au sens le plus limité du terme, et ils ne s'intéressent absolument pas à la partie la plus intéressante, la plus expérimentale ou la plus noisy, de la musique qui se fait ici… Pour cette raison, et c'est une chance, nous sommes en quelque sorte " préservés " ; et lorsque les jeunes musiciens montréalais, qui sont souvent les plus malléables car ils n'ont pas d'expérience, regardent autour d'eux, ce sont des labels comme le nôtre, ou Alien8 , ou Intr_version, qu'ils voient : et ils se rendent compte que leur rêve serait de sortir un disque sur un de ces labels. Il semblerait que Montréal soit préservée des principales tendances de l'industrie musicale. Et je crois que ce qui s'est produit depuis 5 ou 6 ans, et qui aux yeux du monde extérieur à des allures d'explosion, a été permis par la présence de ces labels : Alien8 a commencé en même temps que nous, Ambiances Magnétiques un peu avant, Victoriaville (bien que plus " académique "), toutes ces structures ont un impact sur la vie musicale locale… Ce ne sont que des exemples, mais ils couvrent un spectre plutôt intéressant de la musique underground, et peuvent être de bon conseil, sinon d'inspiration, pour les jeunes musiciens.

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