A cette échelle, le succès d'un groupe comme Godspeed
est quelque chose d'énorme : à combien s'est venu
par exemple Yanqui U.X.O., le dernier album ?
Euh, très bien. Genre
très bien. Je crois que
la croissance de ce groupe a probablement atteint son sommet, parce
que nous refusons de nous engager dans le genre de promotion qui
pourrait le hisser à un tout autre niveau. J'hésite
à citer des chiffres, parce que j'estime que cette information
appartient au groupe, qui est libre de la diffuser ou non s'il le
souhaite. Je peux juste te dire que l'album s'est extrêmement
bien vendu : personne au monde ne pourrait être déçu,
même un peu, par de tels chiffres de vente, en sachant que
rien n'a été fait pour les monter en épingle,
que cette progression est bien davantage un phénomène
organique - du moins, en ce qui concerne la part que nous pouvons
contrôler : nous nous contentons de publier le disque et d'annoncer
cette publication, le reste ne nous appartient pas, ce sont les
gens qui commencent de s'y t'intéresser
Quoi qu'il
en soit, il est vrai que pour un groupe tel que Godspeed, c'est
un niveau de succès hallucinant. Mais je pense que la plus
grande partie de ce succès vient du fait qu'il s'agit vraiment
d'un groupe qui travaille sacrément dur. Depuis leur début,
ils ont passé un temps énorme sur la route, en tournée.
Et pour un groupe de cette taille, ce genre de grandes tournées
n'est jamais une chose facile
De nombreux
groupes, dans ces conditions, auraient facilement pu exploser
C'est sûr. Et je crois qu'avec Godspeed on n'en est pas passé
loin, tout simplement parce que cela peut vite devenir une vraie
torture de passer autant de temps sur la route. Mais avec le temps,
ils ont appris à gérer certaines des tensions qui
peuvent naître de ce genre d'expérience. Mais encore
une fois, je crois que le succès vient de ce que le groupe
est vraiment bon, qu'il fasse des tournées ou non : si tu
ajoutes des concerts qui atteignent des sommets rares dans ce genre
de musique, un engagement hors normes, le fait que le groupe s'attache
à présenter ainsi sa musique au public, le succès
est une chose presque naturelle dans ces conditions.
Ian -
Leur premier disque, nous en avions pressé, en vinyle exclusivement,
500 copies, toutes fabriquées à la main. Lorsque Kranky
a voulu le rééditer, il en a dû en fabriquer
2 000... Aucun des deux labels avec lesquels le groupe a débuté
n'a investi de temps ni d'argent dans le marketing. C'est donc une
sorte de phénomène naturel extraordinaire, qu'il a
été très intéressant d'observer. Surtout
si tu songes au nombre de labels qui ont émergé ces
dernières années, et aux techniques grossières
qu'ils utilisent pour essayer d'attirer l'attention sur eux, tu
as l'impression que rien ne vaut le bouche-à-oreille de l'underground,
dont a pu profiter un groupe comme Fugazi (???) dans les années
80. Nous avons été les premiers étonnés
de ce qu'un tel succès soit encore possible aujourd'hui -
a fortiori dans le cas d'un groupe comme Godspeed, par rapport aux
autres artistes de Constellation ou de Kranky. Godspeed a vendu
plus de disques qu'on n'aurait jamais pu l'imaginer. Au final, cela
prouve une chose : qu'on n'est pas obligé d'intégrer
le système, qu'on peut se contenter de publier un disque
et de l'acheminer dans les bacs, sans avoir besoin de flatter les
médias - et encore moins d'embaucher un chef de publicité
chargé de générer de la couverture médiatique.
Don - Je
crois que pour nous, ce succès a été une sorte
de réconfort extrêmement positif et encourageant. Qu'il
soit encore possible qu'un groupe comme Godspeed devienne connu
et acclamé par la critique dans tous les coins du monde ou
presque, sans la moindre manipulation, nous a renforcé dans
nos convictions et dans notre espoir d'arriver à réaliser
quelque chose, à notre niveau. Si nous regardons autour de
nous (et le contexte que nous connaissons le mieux est évidemment
celui de l'Amérique du Nord), l'industrie semble devenue
si corrompue, si polluée par la tyrannie de la mode et du
marketing
au point que les journalistes, dans beaucoup de
publications (qu'elles soient imprimées ou digitales), en
viennent à utiliser les publicitaires comme des filtres,
des moyens de trier les choses qui pourraient retenir leur attention.
Dans ces conditions, si aucun publicitaire ne travaillent sur ton
disque, ce n'est pas la peine d'espérer ne serait-ce qu'intégrer
la compétition. C'est plutôt déprimant, mais
c'est comme ça.
Ian - Nous
voulons parler évidemment des médias semi-professionnels
ou professionnels. Il y a évidemment des tas de petits fanzines
qui, tout simplement, continuent d'offrir le point de vue de ceux
qui, de leur chambre à coucher ou Dieu sait comment, parvienne
à les réaliser. Il y en a des centaines, et cette
culture reste heureusement très vivace, même si elle
a tendance à se tourner vers des sous-genres de plus en plus
spécifiques, qu'il s'agisse de l'emocore, du garage, de la
pop des 60's
ce qui a été pour nous une autre
source d'étonnement : le fait que très vite, les journalistes
nous aient collés une étiquette " post-rock "
- un terme qui veut rien dire, ou pas grand-chose -, alors que Constellation
n'est clairement pas un label spécialisé dans un seul
genre.
C'est aussi
que la presse dans son ensemble tend à se spécialiser,
à aller de plus en plus vers l'underground, suivant une sorte
de besoin compulsif de chercher quelque chose de neuf, d'original,
pour se différencier
A mon avis, la ligne de démarcation entre l'underground et
l'overground - qui, par le passé, aurait été
très liée aux économies d'échelle des
labels concernés et aux techniques industrielles employées
pour vendre leurs disques - est vraiment en train de disparaître.
Aujourd'hui, le moindre label indépendant qui se monte en
envisageant l'avenir à long terme semble penser que la première
chose à faire est d'engager un chef de publicité,
quelqu'un qui prenne son téléphone pour être
sûr d'attirer l'attention des médias. Je pense qu'il
y a 20 ans, ou même 10 ans, lorsque le bouche-à-oreille
prévalait, cette ligne (si tant est que l'on puisse parler
d'une ligne) de séparation était plus à identifier.
Mais je crois que des communautés continuent de se créer,
par-delà les frontières, de gens qui partent à
la recherche des choses, qui ont compris qu'ils ne trouveront probablement
pas la musique qu'ils ont vraiment envie d'entendre en lisant Spin
ou même Les Inrockuptibles
C'est quelque chose qui est
en train de disparaître. Et je crois que ce à quoi
tu fais allusion, le fait que les publications de grande envergure
semblent être de plus en plus en quête d'un " capital
culturel ", veulent pouvoir clamer qu'ils ont découvert
tel ou tel musicien et ont été les premiers à
en parler, c'est devenu tellement gros comme une maison
En
tant que partie prenante de l'industrie - toi en tant que journaliste,
nous en tant que label -, nous pouvons repérer à 10
000 kilomètres comment un phénomène peut être
créé de toutes pièces. Mais tout cela est si
faux !
Aujourd'hui, des mots tels que " découverte
", " underground ", " révolution ",
" punk ", " indépendance ", ont été
vidés de leur sens pour être transformés en
arguments de vente
Mais c'est un combat sans issue : tu ne
pourras jamais gagner contre ça, nous ne pourrons jamais
gagner contre ça, Godspeed en étant le parfait exemple.
Si l'on songe au nombre de journalistes qui, depuis toutes ces années,
ont pu écrire que l'attitude de Godspeed envers les médias,
sa défiance envers la presse, étaient elles-mêmes
des stratégies médiatiques calculées - alors
que rien ne saurait être plus loin de la réalité
Cela ne fait que confirmer la prophétie : tu ne peux pas
gagner, nous avons compris très vite que quoi que nous disions,
rien ne pourrait changer la perception des gens. Tout ce que tu
dis sera toujours, forcément, récupéré,
d'une manière ou d'une autre. Mais au final, nous essayons
de ne pas nous en soucier, nous mettons nos disques sur le marché,
sans essayer de persuader les gens d'aller les acheter. La manière
dont fonctionne l'industrie du disque continue de nous scandaliser,
mais avec le temps, nous prenons les choses avec plus de philosophie.
Que nous l'ayons voulu ou non, un groupe comme Godspeed, à
l'échelle de la " pop " au sens le plus large du
terme, est devenu une sorte de petit phénomène international,
il est devenu populaire. Et ses membres en sont bien conscients
et doivent composer avec cette situation sans sombrer pour autant
dans la résignation ni dans le cynisme. Pour y arriver, le
plus simple est de se dire : " Très bien, nous allons
continuer de faire ce que nous faisons suivant les principes qui
ont toujours été les nôtres, nous n'allons pas
décider maintenant s'il est de notre responsabilité
de jouer davantage le jeu ou non. " Et c'est ce qu'ils font
: ils n'accordent pas plus d'interviews que par le passé,
sans doute même moins.
Dès
le début, aviez-vous une conception aussi claire et radicale
de la manière dont un label devait ou non fonctionner ?
Don -
Une chose est sûre, et je ne voudrais pas qu'on se méprenne
là-dessus : lorsque nous avons créé Constellation,
nous n'avons pas commencé par nous asseoir à notre
bureau pour rédiger un quelconque manifeste. Je crois que
notre évolution, à Ian et moi, et la manière
dont nous avons réussi à articuler une manière
de faire les choses, au moins pour nous-mêmes... L'un comme
l'autre, intrinsèquement et au prix de nombreuses discussions,
nous savons ce que, de manière générale, nous
voulons faire
Tout ce que je veux dire, c'est que l'idée
de départ de Constellation était beaucoup plus basique,
plus grossière. A l'origine, il y avait un certain dégoût
de la manière dont le " rock indépendant "
avait commencé à opérer, et la conviction qu'il
restait possible de procéder autrement
sans que nous
ayons jamais pensé pouvoir occuper une place autre que très,
très marginale sur la scène médiatique ; jamais
nous n'aurions imaginé arriver là où nous sommes
aujourd'hui. Nous sommes bien conscients que notre parcours a été
particulièrement heureux, et je suis content que nous ayons
réussi à faire évoluer et à préciser
notre idée de départ. Au départ, les choses
n'étaient pas aussi franches, mais aujourd'hui, je crois
que notre vision de la situation, tout au moins dans ses grandes
lignes, est extrêmement claire et solide. Nous comprenons
mieux les tenants et les aboutissants.
Ian - Lorsque
Don et moi nous sommes rencontrés, en 1996, nous avons commencé
à discuter de ce dont cette ville avait besoin, de ce qui
pouvait manquer à Montréal. Et déjà,
nous avions une vision politique plutôt claire - nous approchions
tous les deux de la trentaine
Plusieurs choses nous ont semblé
évidentes. D'abord, nous savions instinctivement de quelle
manière nous voulions publier des disques (moins en termes
politiques qu'en termes d'esthétique, de présentation,
de packaging
) : nous savions déjà que nous voulions
faire intervenir des économies locales - tout ça,
c'était évident dès le départ. Et nous
avons essayé de laisser le moins de choses possible parasiter
ces idées de départ - ce qui n'est pas toujours facile
lorsque les volumes augmentent et lorsque les aspects quantitatifs
deviennent de plus en plus prépondérant
Mais
comme le disait Don : au départ, nous ignorions tout de l'industrie
musicale, nous n'avions fait aucune recherche, nous avons publié
notre premier disque sans avoir de distributeurs
Nos deux
premières références, nous nous sommes contentés
de les mettre dans les magasins de la ville. Ce n'est qu'après
que nous avons contacté les quelques distributeurs que nous
connaissions, d'abord uniquement au Canada
Je me souviens
encore du jour où j'ai fêté l'arrivée
de la première commande, 40 disques (sourire)
Mais
à l'époque, cette attitude était la plus répandue
parmi les labels. Maintenant, on voit de plus en plus de labels
qui ont, dès le départ, des idées beaucoup
plus arrêtées en termes de modèle économique
; qu'ils aient fait des études de marché, ou qu'ils
aient été créés par un ancien employé
d'une maison de disque qui connaît le circuit, ils utilisent
déjà tellement de techniques
Don -
Ce qui me frappe toujours, c'est cette attitude à la fois
naïve et mercenaire : créer un label sans forcément
savoir ce qu'on va publier, commencer par trouver un distributeur.
Le modèle économique semble souvent préexister
au désir de faire connaître un groupe que l'on juge
digne d'intérêt, de combler un besoin que l'on a pu
identifier. Tout est bouffé par le business. Le côté
romantique, la beauté du geste, le fait de démarrer
un label par passion, tout cela semble être en voie d'extinction.
Ian -
Encore une fois, nous nous fondons surtout sur notre observation
du marché nord-américain : les labels qui acquièrent
une visibilité seulement parce qu'ils se conforment à
un modèle économique et emploient les services d'un
publicitaire pour promouvoir le plus largement possible leurs productions,
tu peux les identifier avant même qu'ils aient publié
leur premier disque, et tu sais que des sommes folles ont été
investies
A côté de ça, tu peux avoir
5 ou 10 labels qui sont le fait de passionnés, qui travaillent
sans doute dans leur salon, ont généralement un boulot
à côté, et sortent deux disques par an sans
jamais récupérer un centime, avec des pochettes magnifiques
: des gens qui, en somme, ne font ça que pour de bonnes raisons.
La différence entre ces gens-là et Constellation,
c'est que nous avons désormais la responsabilité d'un
plus grand nombre de musiciens, qui doivent être " gérés
" de manière responsable, et envers lesquels nous avons
des obligations : quand tu as atteint ce stade, tu es obligé
de prendre la chose au sérieux, et de la considérer
comme un business. Mais si, en Amérique du Nord, davantage
de labels pouvaient être capables de faire ça - devenir
des acteurs responsables, et veiller à ce que leurs artistes
continuent d'être payés - et à l'être
bien mieux qu'ils le seraient dans la plupart des modèles
économiques
même s'ils ne vendent que 5 000 copies
de leurs disques : si tu a correctement réglé les
choses dès le départ, c'est déjà assez
pour générer des royautés confortables
Il semble y avoir un écart de plus en plus marqué
entre les gens qui bossent dans leur chambre.
Les possibilités de faire des choses restent étonnamment
nombreuses et accessibles. En ce sens, le fait de faire partie d'un
paysage capitaliste aussi surchauffé qu'en Amérique
du Nord n'est d'aucun secours. D'accord, cela aide à réduire
les coûts, à permettre aux gens, à un certain
niveau, d'être libre de produire des choses. Sans parler du
fait, évidemment, que les techniques d'enregistrements elles-mêmes
sont devenues beaucoup plus accessibles qu'il y a dix ou quinze
ans. Mais la déconnexion est de plus en plus grande entre
ce genre de pratiques d'un côté, et de l'autre la manière
dont le marché réel des échanges commerciaux
est en train d'évoluer, et la manière dont les gens
croient qu'il faut agir quand on travaille à ce niveau -
faire ci, faire ça, etc.. En ce sens, l'industrie musicale
est une métaphore pour toute pratique culturelle, au sens
le plus large du terme. On n'arrête pas de nous raconter que
c'est à ce modèle-là qu'il faut se conformer
Il est certain que c'est une chance d'avoir sur notre label des
groupes - Godspeed en est l'exemple le plus remarquable, mais ils
ne sont pas les seuls - qui ne sont absolument pas gênés
par le fait que nous puissions prendre toutes sortes de décisions
qui, dans les faits, tendent à limiter leurs ventes. Depuis
toutes ces années, nous avons fait toutes sortes de choses
qui leur ont probablement coûté 10 000, 50 000 ou 5
000 ventes ! Mais il n'est pas question de compromis : il est hors
de question que nous agissions autrement. Et cela aide beaucoup
de travailler avec un ensemble de groupes qui partagent cette conception,
ou du moins qui comprennent largement la nécessité
de telles décisions
Nous avons la chance de continuer
à travailler sans le moindre contrat. Tu sais, presque tous
les groupes avec lesquels nous travaillons sont de Montréal,
et la plupart vivent dans un rayon de 500 mètres autour de
nos bureaux : on discute donc de tout cela face à face
Mais en un sens, il est étonnant qu'au bout de 7 années
passées à travailler ainsi, suivant un mode opératoire
qui, fatalement, constitue une limite en termes de ventes, aucun
groupe ne soit venu nous trouver pour nous dire : " Vous savez
les gars, on vous respecte vraiment, vous avez été
vraiment bien avec nous, on apprécie votre politique, mais
nous pensons vraiment qu'elle limite notre marge de manuvre
" Cela ne s'est jamais produit.
Don -
Mais ça se produira.
Ian -
Oui, probablement.
Don -
Mais je pense que si ça arrive, nous saurons prendre la chose
plutôt avec philosophie. Si ça arrive, on aura sans
doute une discussion à propos de ça, et nous approuverons
ou rejetterons ce que le groupe nous demande. Mais se laisser entraîner
dans un truc genre : " Désolé, mais on préférerait
signer un contrat ", ça, non. Si quelqu'un veut partir,
j'espère simplement que ce sera le fruit d'une mûre
réflexion, qu'il aura considéré tous les aspects
de sa décision ; mais en fin de compte, il est libre de partir.
C'est donc
comme une sorte de petite communauté
C'est un contrat, d'une certaine manière, mais
Ian -
C'est un " contrat social ", au sens vraiment classique
du terme.
Don -
Et je pense, ou plutôt nous pensons que c'est ce modèle-là
qu'il nous faut développer.
Au
départ, la scène de Montréal était-elle
déjà le cur de votre travail ? quel a été
le point de départ de Constellation ? un groupe dont vous
appréciez le travail et que vous aviez envie de publier ?
Ian -
Oui, Mais en réalité, Constellation n'était
pas à l'origine un label. L'idée, l'impulsion de départ
Disons que d'un côté, c'est sûr qu'il y avait
à Montréal des groupes dont nous adorions la musique
- une musique expérimentale, mais dans un contexte rock et
punk. Et cela a toujours été notre premier amour :
nous écoutons énormément de musique, dont beaucoup
de choses bien plus expérimentales que tout nous oserons
jamais publier, même si l'esthétique de Constellation
a évolué au fil du temps. Mais nous restons assez
attachés à une approche punk, rock, et aux gens qui
essaie de transgresser les frontières des genres. Déjà,
au milieu des années 90, il y avait une foule de groupes
à Montréal qui nous inspiraient, des gens que nous
avions en tête, dont nous aurions adoré publier la
musique
Mais il y avait autre chose : Montréal manquait
cruellement d'une salle, d'un espace où les choses puissent
se produire. Et à l'origine, notre idée était
d'ouvrir un petit lieu dédié aux performances - pouvant
accueillir une centaine de personnes, servant de la nourriture végétarienne,
ayant une licence et proposant donc une programmation musicale,
suivant une politique favorable aux artistes. Moi-même, à
cette période, j'ai joué pendant 5 ans dans Sofa,
un groupe punk, ou post-punk, ou ce que tu veux : et pour jouer,
nous devions débourser entre 150 et 300 dollars - rien que
pour louer la salle et le matériel. C'était grave,
il n'y avait vraiment rien, à part des salles converties
en club à partir de 23h, et encore aujourd'hui, Montréal
continue d'être relativement mal lotie, même si plusieurs
lieux ont bien évolué depuis 5 ou 6 ans. Il y a d'ailleurs
un lieu qui a été créé par un des types
de Godspeed - c'est d'ailleurs sans doute la meilleure salle de
concert de la ville, la Casa del Popolo, qui vient de fêter
son troisième anniversaire...
Don -
et la Sala Rossa, son autre salle qui a démarré
un an plus tard, qui se situe au premier étage, de l'autre
côté de la rue : c'est un ancien centre social (social
club ?), d'une capacité de peut-être 200 personnes,
c'est une salle de bal. Et c'est vraiment un super endroit.
Ian -
Le jour où la Sala Rossa a ouvert ses portes, il a fallu
se rendre à l'évidence : c'était le lieu qui
manquait à Montréal. Elle a immédiatement été
réservée tous les soirs, la plupart du temps par des
groupes locaux, toutes sortes de trucs très expérimentaux,
mais aussi des choses plus pop et plus calmes. Beaucoup de ces musiciens,
venus de labels comme Alien8 ou Ambiances Magnétiques (Alex
St-Onge, etc.), nous les avions programmés dans nos séries
" Musique fragile ".
Don -
Mais il n'y avait pas que de la musique : la demande était
énorme pour tous les types de performances, des actions qui
n'avaient aucun endroit où se produire de manière
régulière
Du jour au lendemain, la Casa a été
prise d'assaut, le planning était complet. Ce n'est pas un
endroit dont on peut dire qu'il ait jamais rapporté beaucoup
d'argent : mais il fait vivre un grand nombre de personnes, et il
rentre dans ses frais
Ian -
Et aujourd'hui, c'est l'un des seuls endroits en Amérique
du Nord (il y en a quelques-uns aux Etats-Unis) que les groupes,
même ceux qui sont en tournée, peuvent réserver
directement : il leur suffit d'appeler pour dire qu'ils veulent
jouer, et si cela fait sens, ça marche. Ils n'ont pas besoin
de passer par un tourneur - ce qui est l'un des gros problèmes
des groupes qui veulent tourner, car le marché est de plus
en plus monopolisé par eux. Un groupe de la taille et du
niveau de Godspeed, par exemple, n'a pas d'autre choix que de passer
par un agent, mais beaucoup de groupes n'ont pas cette possibilité,
ou alors pas envie
Non, la Casa est vraiment une belle expérience
Les patrons sont passionnés par le free jazz, au début,
ils ont perdu pas mal d'argent pour faire venir des gens comme William
Parker, Archie Shepp, Zeena Parkins
Dès le départ,
ils ont prouvé à tous ceux qui pouvaient en douter
que leur premier amour, c'était la musique, l'aspect économique
n'est venu que plus tard. Et comme disait Don, à mesure que
cela se développe, leur premier instinct est d'embaucher
plus de gens, de sorte que le plus de personnes possibles puissent
vivre en prenant part à cette activité. Entre le bar,
le restaurant et la salle, ils doivent bien faire vivre 30 ou 40
personnes - parmi lesquelles plein de gens que nous connaissons
et qui, il y a 5 ans, vivaient de l'aide sociale ou luttaient pour
survivre. Il est très rafraîchissant de voir quelque
chose comme ça, une structure qui génère de
l'argent au quotidien en obéissant à des principes
sains
Pour en revenir à ta question, Godspeed et Exhaust, les deux
premiers groupes que nous avons sortis - sans parler de Sofa, évidemment
mon groupe préféré (sourire) -, étaient
des formations dont nous allions voir les concerts, et qui sont
peu à peu devenus des amis. Sofa était en activité
bien avant ces groupes, et je me rappelle ma joie en découvrant
certains de ces groupes. Nous savions que le potentiel était
là. Nous avons passé notre temps à chercher
un lieu à Montréal - et il s'est écoulé
neuf mois avant que nous commencions à songer à publier
un disque. A l'époque, nous pensions qu'il était impossible
de faire les choses non officiellement - nous voulions obtenir un
permis, vendre de la bière. Montréal n'est pas vraiment
un paradis pour les squatters, il y a eu toute une vague d'épuration
au début des années 90
Mais au bout d'un an,
nous avons réalisé que l'Hotel 2tango avait commencé
à organiser des concerts, de manière absolument pas
officielle, et qu'en renonçant à la publicité
pour compter sur le seul bouche-à-oreille, il était
possible d'attirer une centaine de personnes, qui apportaient leur
bière. Cela ne comportait aucun risque : pas la peine de
s'embêter avec un bar, et en même temps cela ne concurrençait
pas vraiment la scène des clubs de dance, cela n'empiétait
pas sur le territoire de cette espèce de mafia, cela passait
inaperçu. Quand nous nous sommes installés dans le
Vieux Montréal, nous avons donc commencé à
faire un peu la même chose, pas avec la même fréquence
que l'Hotel cependant, puisque d'une part nous habitions sur place,
et d'autre part nous avons rapidement lancé le label. Mais
nous débarrassions le plancher pour organiser des concerts,
c'était un endroit assez cheap, avec quatre ou cinq haut-parleurs,
des concerts plutôt calmes, notamment via une série
intitulée " Musique fragile " : tout l'argent allait
aux groupes, nous faisions nous-mêmes la cuisine
C'était
le genre de modèle que nous avions toujours rêvé
d'appliquer à un niveau officiel - mais la ville était
si fermée, si stricte, elle ne voulait tout simplement pas
en entendre parler. Et puis, au bout de cette première année,
nous avons réfléchi pour savoir où nous désirions
aller. Sofa venait de finir d'enregistrer, Godspeed s'apprêtait
à le faire
Don -
Cette année passée à rechercher un endroit
avait été très frustrante. Et du fait que n'avions
pu réaliser ce que nous voulions vraiment, cette idée
de salle de concert a peu à peu évolué. Nous
songions à enregistrer des concerts, par exemple, et puis,
au fil des discussions, s'est imposée l'envie de sortir un
disque. La question a été ensuite de savoir lequel,
Godspeed a terminé peu après l'enregistrement de ???,
et sans que nous ayons décidé quoi que ce soit pour
le long terme, nous savions que le label est né. Nous savions
qu'il existait à Montréal quantité de musiciens
totalement ignorés par les labels - les labels de l'époque
s'intéressaient à l'indie pop, ou alors ne travaillaient
qu'avec des groupes noise de l'autre bout de la planète,
il n'y avait vraiment rien dans le domaine du rock expérimental.
La décision de créer un label a donc été
facile, nous ne doutions pas que cela devait être fait : nous
avons donc franchi le pas, en nous disant que nous verrions bien
ce qui arriverait, et de fait nous n'avons jamais vraiment regardé
derrière nous.
Depuis 1997,
la scène montréalaise s'est beaucoup développée,
sur la scène électronique également, avec un
label comme Intr_version ou un festival comme le Mutek. Vu d'Europe,
cette ville semble très active
Ian -
Dans le domaine électronique - et je ne dis cela que parce
que je l'ai entendu dans la bouche de gens extérieurs à
Montréal -, le Mutek a fait beaucoup pour la renommée
de la ville. Mais à la base, il s'agit d'un événement
très " traditionnel ", au sens presque européen
du terme, dirigé par des gens qui avaient de l'expérience
en matière d'organisation culturelle. Le premier endroit
où s'est installé le Mutek était un building
fondé par un millionnaire ayant fait fortune dans l'informatique
Bon, tout cela est très bien, et le Mutek fait vraiment un
bon travail. Mais je crois que plus généralement,
quel que soit le genre, cette capacité à susciter
et fédérer des énergies est une caractéristique
de Montréal. Je crois qu'il y a ici un bon équilibre
entre le pragmatisme (des gens qui ont une vision claire de la manière
dont doit fonctionner la production culturelle, qui sont capables
de créer quelque chose de viable en dehors du soutien de
l'institution) et une défiance plutôt saine envers
certains aspects de la commercialisation, vis-à-vis des normes
et des stratégies de l'industrie. Je ne sais comment l'expliquer
Don -
A mon avis, il y a autant de musiciens à Montréal
que partout ailleurs. Mais il s'agit en général de
gens qui sont là depuis longtemps : la majeure partie de
la scène musicale la plus active est là depuis pas
mal de temps. Beaucoup de gens sont venus à Montréal
pour des raisons bien précises : d'abord, parce qu'il est
- où du moins : il était possible d'y vivre sans beaucoup
d'argent, mais aussi parce qu'à leurs yeux, Montréal
était différent d'une ville telle que Toronto, par
exemple. Toronto, c'est le pivot historique de l'industrie musicale.
Et si tu viens ici pour fuir ce genre de milieux, il risque de se
produire deux choses : d'abord, il y a des chances pour tu sombres
dans l'anonymat pendant un bout de temps ; mais si, ensuite, suffisamment
de gens te rejoignent pour prendre part à cet environnement,
alors il y a de fortes chances pour que cet environnement puisse
fructifier, gagner une existence propre, et finalement générer
une production qui, une fois passé un certain seuil, va éveiller
l'attention et se faire connaître. Aux yeux du monde, il semble
y avoir une explosion de la production musicale en provenance de
Montréal, en partie parce qu'elle a été très
mise en avant, et qu'elle est en mesure de se développer
: mais il y a une époque où les choses se sont faites
ici sans salles de concerts, sans labels, d'une manière purement
underground et locale. Je pense donc que c'est à la fois
une question de " masse critique " à atteindre
et une question d'identité : ces gens sont réunis
par beaucoup de points communs, dont le principal est qu'ils avaient
tous une vraie idée de la raison pour laquelle ils ont décidé
de poursuivre leur démarche artistique à Montréal.
Ian -
Il existe à Montréal, comme à Toronto, une
industrie musicale au sens le plus large, le plus " industriel
" du terme - totalement mainstream, qui exporte de gros chanteurs
de variété. Mais c'est à Toronto que sont implantés
tous les sièges des majors et les directeurs artistiques,
et nombreux sont les groupes, y compris les groupes indés,
qui vont à Toronto pour essayer de percer. Je pense que si
tu joues dans un groupe obscur, inconnu, en donnant des concerts
de la même manière que le font les groupes d'ici, même
si tu n'es qu'un gamin, tu as beaucoup plus de chances de rencontrer
à un moment quelqu'un qui va te proposer un contrat ou t'expliquer
comment ça marche, ou de connaître un groupe qui a
signé un contrat et qui va t'en expliquer les avantages et
les inconvénients - tu as beaucoup de chance de te rapprocher
d'un mode de fonctionnement mainstream, ou au moins d'un succès
dans le monde des majors. A Montréal, la fraction de l'industrie
musicale qui fonctionne de cette manière est surtout préoccupée
de créer des pop stars, au sens le plus limité du
terme, et ils ne s'intéressent absolument pas à la
partie la plus intéressante, la plus expérimentale
ou la plus noisy, de la musique qui se fait ici
Pour cette
raison, et c'est une chance, nous sommes en quelque sorte "
préservés " ; et lorsque les jeunes musiciens
montréalais, qui sont souvent les plus malléables
car ils n'ont pas d'expérience, regardent autour d'eux, ce
sont des labels comme le nôtre, ou Alien8 , ou Intr_version,
qu'ils voient : et ils se rendent compte que leur rêve serait
de sortir un disque sur un de ces labels. Il semblerait que Montréal
soit préservée des principales tendances de l'industrie
musicale. Et je crois que ce qui s'est produit depuis 5 ou 6 ans,
et qui aux yeux du monde extérieur à des allures d'explosion,
a été permis par la présence de ces labels
: Alien8 a commencé en même temps que nous, Ambiances
Magnétiques un peu avant, Victoriaville (bien que plus "
académique "), toutes ces structures ont un impact sur
la vie musicale locale
Ce ne sont que des exemples, mais ils
couvrent un spectre plutôt intéressant de la musique
underground, et peuvent être de bon conseil, sinon d'inspiration,
pour les jeunes musiciens.
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