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Constellation, label montréalais du 3e type

Planètes solidaires

En révélant le rock expérimental et démesurément généreux de Godspeed You! Black Emperor, le label Constellation esquisse, discrètement et activement, une résistante alternative, en marge des formats de l’industrie culturelle.

Derrière les murs de briques d’un ancien bâtiment industriel, de longs couloirs et des escaliers sonores mènent à un magnifique loft dont le plancher est envahi par des piles de cartons de disques. Dans le fond on devine une cuisine, un coin salon où, parmi les CD et les fauteuils, trône un piano. Des murs tapissés de tableaux ou des magnifiques affiches déclinant l’esthétique maison, et, le long des larges baies vitrés, deux bureaux se faisant face : voilà à quoi ressemblent les locaux de Constellation, situés sur la rue Saint-Laurent, dans le quartier aujourd’hui " branché " du Plateau, à Montréal. Constellation a été fondé voilà sept ans par deux Montréalais d’adoption, Don Wilkie (qui habite sur place), et Ian Ilavsky, élégant et mince géant portant barbe et lunettes à large monture. Devenu fameux pour avoir révélé, entre autres groupes aux noms impossibles et aux effectifs souvent interchangeables, le collectif Godspeed You! Black Emperor (GY!BE), Constellation est un label qui porte admirablement son nom, tant son catalogue singulier est à l’image de ses locaux : un vaste open space. En une trentaine de références (toujours disponibles), ce catalogue explore les espaces sidérants et sidéraux d’un rock polyphonique totalement libre (GY!BE, Silver Mt. Zion, Do Make Say Think, Exhaust, le duo alto/batterie Hangedup…) aussi bien qu’un folk rock écorché et urbain (Frankie Sparo).

C’est que Constellation est en fait moins un label, une " maison de disques ", qu’une coopérative d’artistes, soucieuse d’assurer à ceux-ci un développement durable. Son fonctionnement obéit moins à une stratégie qu’à des principes, articulés à un discours politique qui, pour le coup, n’a rien de nébuleux. Un discours gravitant autour des principes du punk et du hardcore : la logique du " Do it yourself ", le système de la débrouille, de l’entraide, ce bouche-à-oreille où l’information a vraiment valeur de transmission, la culture du recyclage… Méfiants envers les agents du capitalisme culturel (à commencer par les journalistes), et tout en déplorant la disparition de la frontière séparant l’underground de l’" overground ", Ian et Don démontrent qu’il existe d’autres solutions que l’individualisme pour accéder à l’indépendance, qu’à des années-lumière de l’échelle industrielle et du culte de la croissance, un modèle de développement est possible. La seule leçon que leur label et ses artistes ont à donner est une leçon de musique – et donc d’humanité. Constellation vient ainsi démontrer que l’intransigeance et le sérieux, lorsqu’ils s’agrègent à l’intelligence et à la sensibilité, sont le meilleur moyen de faire fructifier l’une des " valeurs " les plus méprisées de notre époque et de nos sociétés : l’enthousiasme. Hôtes extrêmement courtois et affables, Ian et Don nous ont reçu pour nous raconter l’histoire de leur label, à n’en pas douter l’une des météorites les plus fulgurantes qui se soient abattues sur la scène rock ces dernières années.

Interview de Ian Ilavsky & Don Wilkie réalisée par David Sanson le 10 septembre 2003 à Montréal.

Ian - Les anciens bureaux de Constellation étaient autrefois situés dans le Vieux Montréal. Nous y sommes restés presque 4 ans, nous sommes arrivés ici en 2001, mais nous y songions déjà depuis un an. Le voisinage était en train de changer : lorsque nous étions arrivés là-bas, au début, c'était génial. La plupart des bâtiments, autour de notre bloc, étaient à l'abandon, en décrépitude, c'était un endroit très calme. Et puis, au bout d'un moment, la municipalité a commencé à injecter un paquet d'argent dans le développement et la revitalisation du quartier. Ils ont encouragé la réhabilitation de ces bâtiments sous forme de co-propriétés : c'était le début, la première vague de cette phase de " gentryfication " de Montréal, comme on dit en anglais, qui dure encore aujourd'hui. Le Vieux Montréal - lieu de tournage de nombreux films pour Hollywood, qui étaient censé figurer le vieux Chicago ou le vieux New York - s'est rempli de lofts très chers pour nouveaux riches… Au bout d'un moment, c'est devenu un endroit assez frustrant. Et de toute façon, la plupart des gens et les différents lieux culturels (studios, clubs…) avec lesquels nous travaillions avaient déjà migré dans ce quartier… Nous avons continué dans ces locaux à faire ce que nous avions commencé : au départ, ici, nous étions entourés de différentes structures commerciales, alors qu'aujourd'hui, le même phénomène recommence : il n'y a presque plus que des lofts résidentiels, pour lesquels le permis de vendre n'a pas encore été accordé ; en attendant la privatisation, les propriétaires essaient de pousser au maximum notre loyer, et il nous faut vraiment lutter pour continuer à maîtriser la situation… De l'extérieur, ça ne paie pas de mine, mais ce sont des locaux de travail très agréable… et c'est aussi l'appartement de Don.

Vous possédez en outre votre propre studio ?

Pas vraiment. Les deux choses fonctionnent séparément, le studio est géré par trois autres personnes, Terry et Efrim de Godspeed et un de nos amis communs, Howard : un type qui, bien avant que nous tous n'ayons commencé ou avant même la formation de Godspeed, ce devait être vers 92-93, faisait déjà des disques à très bas coûts, très bon marché, au moyen d'un magnétophone 16 pistes, il avait un espace dans le Vieux Montréal où il enregistrait ses trucs… Bref, tous trois dirigent le studio, et ils ont investi tout leur temps libre, en dehors de leurs projets musicaux, pour monter tout ça. L'endroit où ils l'ont construit, l'Hotel 2Tango, à deux blocs au nord d'ici, étaient auparavant un simple local de répétition. Aujourd'hui, c'est rarement le cas.
Don - C'est un très grand espace, environ 6 000 pieds carré. Et j'imagine que Godspeed, et peut-être un ou deux autres groupes amis, continuent de l'utiliser comme lieu de répétition. Mais à partir du moment où le studio a été installé, l'endroit a cessé d'être un simple local de répétition un peu crade. Aujourd'hui, c'est un studio, qui accueille un ou deux groupes directement reliés à son histoire…
Ian - Par exemple, Godspeed monopolise le local un mois avant de partir en tournée, de se mettre en route. Mais la plupart du temps, c'est un vrai studio, avec une salle d'enregistrement, une salle de tracking, et il est réservé très régulièrement pour des sessions d'enregistrement. C'est un studio " commercial ", mais qui s'adresse surtout à des groupes sans le sou, tu peux y réaliser un enregistrement en 24 pistes à très bon prix - tout simplement, j'imagine, parce qu'ils ne facturent pas de manière démente leur prestation d'ingénieurs du son. C'est vraiment un super endroit, les groupes qui y travaillent sont presque tous de Montréal… Non, pour l'enregistrement, ils n'utilisent pas l'ordinateur. Il y a un ordinateur dans le studio mais les prises sont réalisées…
Don - … en analogique. Il y a un magnéto 24 pistes, ils viennent d'en acheter un autre, et un 16 pistes en plus. Donc tout ce qu'il faut… On peut faire des manipulations sur ordinateur, mais c'est seulement lorsque les gens en ont vraiment besoin ; il y a toutes les facilités d'un vrai studio, mais…
Ian - Même les boucles peuvent être faites sur bande, au prix de manœuvres très simples… L'ordinateur sert ensuite à graver les CD - c'est juste un petit I-Mac, rien de délirant. Il n'y a pas non plus d'automation : lorsque tu mixes, si tu te plantes, il faut recommencer de zéro ! Tout est manuel, live.

Justement, je m'interrogeais sur la manière dont enregistre Godspeed : on a du mal à imaginer que ce n'est pas en live…

Il est vraiment très rare que Don et moi ayons été présents durant une de leurs sessions d'enregistrement. Mais il est certain que la plupart des choses sont enregistrées live…
Don - On était là tout le temps pour le premier disque. Les deux autres ont été pour partie réalisés ailleurs… Mais oui, presque tout est enregistré live. Ils font évidemment un certain nombre d'overdubs, mais la structure de base est live. Ce qui continue d'être une lutte permanente, il ne leur est pas toujours facile d'obtenir sur bande ce qu'ils désirent… Je crois qu'ils ont frôlé la séparation après leur dernier album, mais ils ont réussi à surmonter les difficultés.
Ian - Mais il faut dire qu'il serait très difficile de faire la musique qu'ils font en assemblant, piste par piste, en studio. En règle générale, ce sont les cordes qui sont enregistrées séparément : on se contente de réaliser des prises " témoin ", comme on le fait pour les voix, et on les réenregistre plus tard. Car c'est vraiment dur, surtout dans le cas des cordes, d'obtenir la sonorité que l'on désire - surtout en termes acoustiques. L'isolation n'est pas la même, et aucun de ces musiciens n'a l'habitude de jouer dans ce genre de studio. Je crois que pour l'enregistrement avec Steve Albini, toutes les prises de violoncelle en particulier, de même que la plupart des violons, ont été ajoutés après - la même partie, simplement mieux enregistrée. Mais la quasi-totalité de la partie rythmique et des guitares sont enregistrées en live, avec de légers ajouts par la suite… De toute façon, je crois que pour ce dernier enregistrement, ils ont utilisé un magnétophone 24 pistes couplé avec un 8 ou 16 pistes, pour avoir encore plus d'espace : rien que les pistes de base d'un morceau suffisent à saturer les possibilités d'un seul magnéto !…

Etes-vous tous les deux originaires de Montréal ?

Ian - Non, aucun de nous n'est d'ici.
Don - Je suis de la côte Est, de Nova Scotia. Mais cela fait tellement longtemps que nous sommes ici que nous nous considérons tous deux plus ou moins comme montréalais.
Ian - Je suis originaire de Winnipeg, et je suis arrivé ici à 18 ans. Cela fait 15 ans que je suis là. Mon père était d'ailleurs là la semaine dernière, pour sa première visite bien longtemps, et la première chose qu'il m'a dite c'est : " Eh bien, j'imagine que tu es désormais un vrai Montréalais !? " (sourire.)
Avez-vous toujours été des fans de musique ?
Don - Oui, je crois qu'on peut dire ça. J'ai grandi en Nova Scotia, dans un endroit appelé Cape Breton : une île, qui possède une culture folklorique très petite, très fermée et relativement arriérée. Les choses du monde extérieur ont du mal à arriver jusque là-bas. Pas de disquaires, évidemment… Non, c'est seulement lorsque j'ai intégré l'université, ce qui a coïncidé à l'explosion du punk un peu partout dans le monde… Le punk n'a jamais montré le bout de son nez, d'aucune façon, à Cape Breton - sauf de la manière la plus caricaturale : nous savions à quoi ressemblait un punk parce que nous avions vu des photos, nous avions vaguement entendu parler des Sex Pistols (sourire), mais à part ça… Pour que je me mette à écouter de la musique, il a fallu attendre que mon frère quitte la maison, et revienne : tout à coup, j'entendais les Clash - de mémoire, vraiment une des toutes premières choses que j'ai écoutées.. C'est donc relativement tardivement que je suis tombé dans la musique, vers 18, 19 ans. C'était les débuts du post-punk, et j'imagine que les premiers trucs dont j'ai vraiment été super fan, c'est Joy Division, New Order, et tous les disques Factory. A partir de là, j'ai commencé à grapiller à droite et à gauche pour continuer à découvrir des choses.
Ian - Je n'ai guère été plus précoce, mais au moins, j'ai grandi dans une petite ville. Winnipeg doit avoir 500 000 habitants, quelque chose comme ça. Mais c'est vraiment au milieu de nulle part, tout autour tu as les prairies, et la ville la plus proche, que ce soit au Canada ou aux Etats-Unis, est à 14 heures de route. Prendre la voiture et partir passer le week-end dans une grande ville, par exemple, c'est quelque chose que je n'ai jamais connu. Et tout comme l'île de Cape Breton, mais dans un registre différent évidemment, Winnipeg aussi est réputé pour sa scène folk, tu as pas mal de guitaristes… Je savais que Neil Young avait fréquenté mon université, de même que nous étions conscients de cet héritage musical, avec lequel je ne me suis jamais particulièrement identifié pour autant. Mais bon, quand je suis arrivé au lycée, j'ai vu des gamins qui jouaient dans des groupes… Quant à moi, je me suis très vite intéressé plutôt à la musique britannique, pas de manière exclusive, mais bon. J'étais fan des Smiths, dont c'était vraiment la grande époque, de XTC, des Talking Heads aussi… En général, je commençais par acheter le dernier disque paru de ces musiciens - qui devait déjà être leur 5e ou 6e. Et ensuite, j'allais chez les disquaires de la ville et je défrichais leur discographie à l'envers : j'ai découvert la musique à rebours - et en général, les disques plus anciens me plaisaient encore plus que les nouveaux. Il s'est passé la même chose avec R.E.M., etc. Bref, j'étais fan de tous les grands groupes nés de la vague post-punk, sans doute aussi de tous les trucs de pop néo-romantique en provenance d'Angleterre. J'ai toujours aimé les individualités, les projets solo - par exemple ceux de Matt Johnson, et même les premiers Peter Gabriel…
Sinon, je n'ai jamais vraiment… J'ai joué un peu dans des groupes. Ma mère était professeur de musique, j'ai donc pris des leçons de piano quand j'étais petit, je jouais un peu de batterie aussi. Mais je n'ai jamais vraiment joué dans de vrais groupes punk. Je préférais rester dans ma chambre à m'imaginer en train de composer des morceaux de musique. J'ai eu un sampler pendant un temps - vraiment naze, un des tout premiers… Ce n'est que passé l'âge de 20 ans que j'ai pris une guitare et me suis mis à jouer. Le premier groupe à avoir été publié sur Constellation, Sofa, était le groupe dans lequel je jouais : on a dû jouer ensemble de 1992-93 à 1997, et le disque Constellation est donc comme l'aboutissement de 5 ans de musique ensemble. Et pour moi, c'était vraiment le premier projet sérieux auquel je participais… J'étais venu ici pour étudier, je pensais devenir professeur ou travailler dans le domaine universitaire, mais assez vite, mon intérêt pour les études a disparu. J'ai étudié l'histoire et la philosophie - et j'aimais bien ça, seulement, j'aurais nettement préféré mettre tout de suite en application certaines des choses qu'on nous enseignait, de le mettre en pratique, par exemple dans le cadre d'un label discographique. L'industrie musicale commençait à me sortir par les yeux, et je voulais plutôt réfléchir aux questions économiques et politiques dans ce contexte-là, plutôt que dans le strict cadre universitaire… C'est d'ailleurs ce qui préserve notre partenariat, à Don et à moi, cette préoccupation constante de revenir à la base…

Constellation vous fait-il vivre tous les deux ?
Oui, aussi incroyable que cela puisse paraître.
Don - Nous avons eu beaucoup de chance. Nous travaillons à plein temps pour le label depuis environ 4 ans…
Ian - Nous avons dû prendre cette décision environ un an avant d'être vraiment sûrs de ce que nous faisions, de notre situation financière ; et nous l'avons prise, tout simplement, parce que nous passions déjà 80 heures par semaine à travailler pour le label.
Don - A partir d'un moment, de toute façon, il devenait de plus en plus difficile de faire quoi que ce soit d'autre, de trouver un équilibre, et nous avons donc fini par nous lancer.
Ian - Au début, nous nous sommes accordé des salaires extrêmement bas. Nous partagions le loft qui était aussi le siège du label, le coût de la vie à Montréal était à l'époque extrêmement bas (il l'est toujours, par rapport à d'autres métropoles), et nous devions vivre avec 1 300, 1 500 dollars à nous deux, dont la moitié pour le loyer.
Don - C'est une des choses auxquelles nous sommes parvenus : maintenir notre rémunération aussi basse que possible, pour ne pas que ça devienne un boulet. Les revenus suivent de loin la progression du label, ce qui nous laisse libres de nos décisions.

En lisant le manifeste que vous publiez sur votre site, et l'éthique que vous y proclamez, je songeais à tant de labels indépendants qui se sont justement fait prendre au piège de la " croissance " : de toutes petites structures qui deviennent de plus en plus grosses, doivent embaucher des gens, prendre de plus grands locaux, et se trouve embringuées dans cette spirale de " l'entreprise " que vous dénoncez. Votre position est à la fois courageuse et presque intenable…
Je crois que si tu continues de te conformer à cette sorte de " modèle ", au cadre que tu t'es fixé au départ, selon lesquels, par exemple, la croissance n'est pas une fin une soi, si tu gardes ces principes toujours présents à l'esprit, ça devient plus facile de dire " non " aux choses qui pourraient t'emmener dans cette direction… C'est un piège dans lequel il est très dangereux de tomber, car une fois que tu as bâti cette structure lourde et onéreuse, tu n'as d'autre solution qu'accepter beaucoup de choses que tu n'aurais jamais acceptées sinon. Je crois que c'est l'erreur que commettent beaucoup de gens - certains en toute bonne foi, d'autres plus cyniquement… J'aimerais croire que ceux-là sont plus nombreux que ceux-ci, mais au fond, je pense que c'est ce beaucoup de gens recherchent : la croissance, la grande taille, cela doit correspondre à l'idée qu'ils se font du succès…
Oui, nous arrivons vraiment à préserver cet équilibre. Nous menons des vies plutôt simples, et nous n'avons pas beaucoup de besoins : on mange, on boit, on fume, mais nous ne sommes pas de grands " consommateurs ". Nous venons beaucoup d'une culture de l'occasion, du " second hand " - les fringues, les meubles. La seule chose pour laquelle nous aimons dépenser de l'argent, ce sont les instruments de musique, les équipements hi-fi, les ordinateurs pour le bureau, tout le reste de ce que nous possédons, c'est du bas de gamme, de l'usagé. Nous n'avons donc pas besoin de beaucoup d'argent pour nous faire vivre, et pour faire vivre Constellation… qui, avec le temps, finit par requérir pas mal d'argent - ne serait-ce que parce que nous mettons un point d'honneur à ce que l'ensemble de notre catalogue soit à tout moment disponible. Les frais de fonctionnement deviennent donc naturellement de plus en plus élevés : mais c'est ce seul poste financier qui croît avec le temps, et c'est normal, tenable. Et puis tout cela, nous avons été capable de le mener à bien sans trop de pression : nous ressentons certes toujours une pression financière lorsque nous publions de " gros " disques, qui demandent des investissements importants, mais nous arrivons à gérer tout cela