Commençant où Chicks On
Speed s'arrête, Blectum From Blechdom, mutant électronique
à deux têtes, pulvérise les concepts de norme
et de genre, et ce bien plus que sur le simple plan musical. L'an
dernier, cette ahurissante synthèse de musique expérimentale
anti-intello et de comptines déviantes, fruit de la rencontre
de Kristin Erickson et Bevin Kelley, a été récompensée
par un prix au Festival Ars Electronica. Au moment où le duo
connait enfin une reconnaissance unanime, ses membres entament des
projets solos. Les deux femmes se retournent sur leur histoire qui
est aussi celle de leur musique.
Kristin
& Bevin
"Tout a commencé par un pur hasard, et bien malgré
nous, explique Kristin Erickson, alias Kevin Blechdom. Nous n'étions
pas encore amies et devions jouer l'une après l'autre lors
d'un spectacle qui se tenait dans une sorte de vaste cafétéria.
Nous avons été séduites par la combinaison
des sons que nous produisions, et avons décidé de
jouer ensemble. Ce soir là ce fut notre premier concert ;
c'était pour Halloween. Dans la foulée, nous avons
enregistré la majeure partie de notre premier disque le week-end
suivant." A l'époque, fin 1998, Kristin et Bevin (alias
Blevin Blectum) étudient la musique à la célèbre
Université de Mills. Respectivement pianiste et violoniste,
ces élèves de Fred Frith et Carl Stone ne composeront
pourtant pas de sonate, mais opteront pour une musique électronique
prenant le contre-pied de l'académisme du milieu dans lequel
elles évoluent . "Snauses & Mallards", premier
maxi du duo publié en 1999 sur Orthlorng Musork, label du
californien Kit Clayton dédié aux mutations électroniques
hors-normes, jette avec une hargne brouillonne les bases d'un univers
musical riche et complexe, entre post-techno lo-fi et pop bancale.
Le duo semble n'utiliser que des sons dont aucun musicien ne voudrait,
et les combine comme personne n'oserait : digressions électro-acoustiques,
flatulences à quatre temps et discours surréalistes
se mélangent dans un foutoir sonore où s'allient laideur
et génie.
"Nous
aimions la musique laide"
Kristin se souvient :"Il nous a fallu un an ou deux pour réaliser
ce que nous faisions réellement et prendre un peu de distance.
Et quand je repense à cette période [...] J'ai l'impression
que beaucoup de choses ont échappé à nos intentions.
Nos premiers morceaux nous semblent si ridicules aujourd'hui ; notre
travail était confus et déroutant, et on se foutait
royalement des gens devant qui on jouait [...] Lors des performances
à l'école,les gens trouvaient ça trop pop ...
tout ce qui ressemble à un rythme à quatre temps y
est méprisé car "pas sérieux" ; et
dans les clubs, c'était tout le contraire, on trouvait nos
rythmes pas assez carrés, avec les basses aux mauvais endroits,
pas assez entrainant..." Elle en arrive à définir
comment la musique de Blectum From Blechdom a pu pendant un temps
être une sorte d'anti-musique. "Je me rappelle que lors
d'un concert nous nous sommes regardées, les yeux écarquillés
et nous sommes dit : " Je n'ai jamais rien entendu d'aussi
horrible!" C'était vraiment affreux. Nous avons alors
réalisé ô combien nous aimions la musique laide.
C'était d'autant plus amusant, que nous étions ravies
de savoir que certaines personnes n'aimaient pas ce que nous faisions...
J'étais lassée de cette musique électronique
lisse et superficielle qui attirait de nombreux artistes à
l'époque [...] J'étais allée jusqu'à
me dire que c'était assez macho ou phallocrate, cette compétition
du "fichier son le mieux lustré" [...] Il y avait
cette espèce d'équilibre acceptable de fréquences
et de rythmes qui devait être atteint pour que les gens écoutent
[...] Je me souviens avoir, pendant un temps, essayé de chercher
ce dosage, et d'avoir échoué lamentablement. Mais
aujourd'hui, je suis contente que nous n'ayons pas réussi
... Et je crois que nous n'en avions pas l'intention. Nous étions
simplement à la recherche d'une dynamique qui nous amènerait
à un stade où nous ne serions plus les seules à
écouter ce que nous faisions." Kristin qui avoue avoir
toujours eu la prétention de jouer dans la cour des garçons
va très vite, sur les conseils de Kramer de Bongwater/Shimmy
Disc, changer de prénom pour créer la confusion, et
que Blectum From Blechdom ne soit pas perçu comme un groupe
de filles. "J'ai beaucoup évolué ces derniers
temps, mais il y a deux ans, j'étais très susceptible
[...] Je voyais les autres musiques de filles comme des menaces,
et ne pouvais en écouter sans ressentir une certaine exaspération."
Par dessus tout, Kevin ne voulait pas que son travail soit jugé
et comparé à ceux d'autres filles. A leur place ni
chez les femmes, ni chez les hommes, Kristin et Bevin vont évoluer
en marge et se créer un monde bien à elles, sortir
un premier album pour Deluxe Records, label basé à
l'époque à Berkeley, et rejoindre finalement les rangs
des turbulents mâles de Tigerbeat6, le label de Kid 606.
Petites histoires
Lo-Fi pour adultes
La
musique du duo n'est que la mise en son d'un univers complexe et
délirant imaginé de toutes pièces par les deux
femmes. Des créatures tels que les "Snauses", animaux
informes à quatre pattes, les colverts ("Mallards"),
les Sea-Slurpents, sorte de serpents de mers sonores qui ornent
les pochette de "Snauses & Mallards" et de "The
Messy Jesse Fiesta", premier album de BFB et dont les aventures
interfèrent avec la vie des deux femmes, ou plutôt
leurs personnages, et leur musique au point de former un tout. "Ca
fait partie de notre mythologie intérieure, explique Bevin.
Cette imagerie est le fruit de ce que nous sommes, de notre passé
[...] Je crois que c'était un moyen de se distraire [...]
En inventant des histoires qui nous ont beaucoup amusées
et une sorte de monde imaginaire dont nous faisions partie. Je n'ai
jamais eu de liens aussi forts avec quelqu'un [...] Nous nous lancions
dans des conversations sur ces créatures iréelles,
leurs activités, le sens de leurs vies, les bruits qu'elles
faisaient" poursuit Kristin. Cette imaginaire naïf est
contrebalancé par des éléments plus "adultes",
issus de l'imagerie sado-masochiste et scatophile. Ainsi, ces petites
comptines finissent souvent dans des ébats déviants
d'animaux imaginaires dans une salle de tortures, lieu incontournable
de l'univers de Blectum From Blechdom, tel qu'il est raconté
dans les interludes des performances du duo et dans les bandes dessinées
de Kevin, illustrant le livret de "Haus De Snaus".
Les prestations musicales de BFB transposent ces déviances
dans des moments d'orgie musicale où le lo-fi s'acoquine
au digital. Kevin et Blevin conjuguent, toujours à l'imparfait,
instruments midi bricolés et musique composée par
ordinateur. "Tirer le maximum d'instruments déglinguées
me plait vraiment, ce fut d'abord une contrainte et c'est devenu
une passion. J'espère que ma musique garde tout son sens
lorsqu'elle est jouée par les enceintes et les casques les
plus pourris" confie Bevin, tandis que Kristin décrit
la voie royale du lo-fi : "La multiplication des supports a
souvent été un sujet de rigolade : passer du DAT au
sampler à l'ordinateur, au minidisc, puis retourner à
l'ordinateur, au DAT et enfin sur CD. Et quand le morceau est fini,
on le sort en vinyl... Ce n'est évidemment pas une technique
à conseiller, mais au final, ça n'avait aucune importance
[...] Tu vois ces artistes dont le studio doit être impeccable
avant qu'ils ne commencent leur enregistrement, et bien nous sommes
l'exact contraire. Paresseuses et impulsives."
Ayant décidé
de faire une pause, Blectum From Blechdom voit ses deux membres
entamer des carrières solos. Kevin Blechdom (Kristin) vient
de sortir un mCD, "The Inside Story" sur lequel la furie
des mois passés laisse place à une certaine introspection,
sinon à une acalmie. Elle travaille à son premier
album solo, "Bitches Without Britches"et a récemment
enregistré le 45 tours "Jelly Donuts" en compagnie
de Fred Frith et d'Adult Rodeo (projet de son frère, auquel
elle a déjà contribué à plusieurs reprises)
. De son côté, Blevin Blectum (Bevin) prépare
pour février prochain un album sur Deluxe Records intitulé
"Talon Slalom". Le label californien Phthalo prévoit
également d'éditer une sélection d'extraits
de performances de Blectum From Blechdom, exercices lors desquels
la furie atteint son paroxysme.
(Christophe Taupin)
Discographie
sélective
Blectum
From Blechdom - Snauses & Mallards 12" (Orthlorng Musork)
Blectum From Blechdom - The Messy Jesse Fiesta CD (Deluxe Records)
Blectum From Blechdom - De Snauted Haus (Tigerbeat6)
Blectum From Blechdom - Haus De Snaus (qui comprend "De Snauted
Haus", "Snauses & Mallards" + deux titres inédits)
(Tigerbeat6)
Kevin Blechdom - The Inside Story (Tigerbeat6)
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